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ait réussi à décider notre vieil ami, M. Jack Morgan, plus communément appelé le Patron à adopter un genre d’existence plus distingué que celui qu’il avait mené jusqu’alors.

Aujourd’hui encore, si vous allez là-bas, on vous montrera, près de la courbe, un arbre qui porte le nom de Gommier de Ferguson. Inutile d’entrer dans des détails. Dans les colonies qui viennent de naître, la justice est plutôt sommaire et les habitants de l’Écluse d’Harvey étaient tous gens sérieux et pratiques qui n’avaient pas pour habitude de barguigner en affaires.

Un public choisi se réunit encore, comme par le passé, dans le fumoir du Bar Colonial, le samedi soir. En ces occasions-là, s’il se trouve parmi la société un hôte de passage ou un étranger à qui l’on veuille faire honneur, la même cérémonie solennelle a toujours lieu. On commence par remplir tous les verres en silence, puis on heurte ces verres sur la table, et alors, toussant pour annoncer qu’il va prendre la parole, Jim se lève et raconte l’histoire du Poisson d’Avril et ce qu’il en advint. Chacun s’accorde en général à trouver très originale et très artistique la façon dont il s’interrompt soudain à la fin de son récit pour lever son verre plein en s’écriant :

— Et maintenant, les amis, à la santé de M. et Mme Ossailles, et que le bon Dieu les protège !

Souhait fort justifié d’ailleurs, et auquel l’étranger, pour peu que la prudence le gouverne, ne manquera pas de donner, sans se faire prier, son assentiment le plus cordial.



LA NUIT TRAGIQUE




Robinson, le patron te demande !

« Le diable l’emporte ! » bougonnai-je en moi-même ; car M. Dickson, représentant à Odessa de la maison Bailey et Cie, les gros marchands de blé, était un homme particulièrement irascible, comme j’avais déjà eu l’occasion de l’apprendre à mes dépens.

— Qu’est-ce qu’il y a encore de cassé ? — demandai-je à mon collègue ; — est-ce qu’il a déjà eu vent de notre escapade à Nicolaïeff, ou bien s’agit-il d’autre chose ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, — me répondit Gregory ; — mais le vieux m’a paru d’assez bonne humeur. Seulement je te conseille de ne pas te faire attendre.

Pour être prêt à toute éventualité je m’efforçai donc de prendre la mine scandalisée d’un homme qu’on accuse injustement, et j’entrai résolument dans la cage du lion.

M. Dickson était debout ; le dos au feu, dans cette attitude chère aux négociants britanniques ; il m’invita d’un geste à m’asseoir.

— Monsieur Robinson, — commença-t-il ; — j’ai beaucoup de confiance dans votre bon sens et votre discrétion. Sans doute, il faut que jeunesse se passe, mais je crois que, malgré vos apparences de légèreté, vous avez au fond le caractère très sérieux.

Je m’inclinai.

— Il me semble, — poursuit-il, — que vous parlez le russe assez couramment.

Je m’inclinai encore.

— Eh bien, voici, — continua-t-il ; — j’ai une mission à vous confier ; votre avancement pourra dépendre de l’habileté avec laquelle vous la remplirez, car c’est une affaire de la plus haute importance, et je m’en serais chargé moi-même si ma présence ici n’était absolument indispensable.

— Soyez certain, monsieur, que je m’y emploierai de mon mieux, — répondis-je.

— Bien, monsieur, très bien ! Voici en deux mots ce dont il s’agit. La ligne du chemin de fer vient d’être prolongée jusqu’à Solteff, à quelques centaines de milles vers le nord. Or, je désirerais prendre les devants sur les autres firmes d’Odessa pour m’assurer la récolte de cette région, récolte qui pourra, j’ai tout lieu de le croire, s’acquérir à très bas prix. Vous pousserez donc jusqu’à Solteff, et là, vous irez rendre visite à un certain M. Dimidoff, qui est le plus grand propriétaire foncier de la ville. Vous traiterez avec lui au mieux de nos intérêts. Nous tenons, M. Dimidoff et moi, à ce que l’affaire se fasse sans bruit et aussi secrètement que possible… il sera même préférable qu’on en ignore tout jusqu’au moment où le grain arrivera à Odessa. Nous y tenons : moi, dans l’intérêt de la maison, et M. Dimidoff en raison des préjugés qu’entretiennent ses cultivateurs à l’égard de l’exportation. Vous partirez ce soir même ; on sera prévenu de votre arrivée là-bas, et il y aura quelqu’un pour vous attendre. Je vous ouvrirai un crédit pour vos frais de voyage. C’est tout. Monsieur Robinson, je vous salue, et je compte que vous saurez vous montrer digne de la bonne opinion que j’ai toujours eue de vous.

— Gregory, — dis-je en rentrant tout fier dans le bureau, — je pars ; je suis chargé d’une mission… d’une mission secrète, mon vieux, il s’agit d’une affaire de plusieurs mille livres. Prête-moi la petite valise (la mienne est trop prétentieuse) et dis à Ivan d’y empaqueter mes affaires. Un millionnaire russe m’attend au terme de mon voyage. Surtout, pas un mot de tout cela aux employés de Simpkins, sans quoi tout serait perdu.

J’étais tellement flatté d’être, comme on dit, « dans la coulisse », que toute la journée, je me pavanai dans le bureau avec l’air d’un héros de roman de cape et d’épée, en feignant le plus possible d’être l’objet de préoccupations et de responsabilités sans nombre ; et, lorsque je sortis, le soir, pour me rendre à la gare, quiconque m’eût observé aurait pu croire, à mes allures cauteleuses et inquiètes, que j’emportais tout le contenu du coffre-fort dans la petite valise de Gregory. Je me fis la réflexion qu’il avait été bien imprudent de laisser subsister toutes les étiquettes anglaises qui y étaient collées. Mais enfin, il fallait espérer que tous ces « Londres » et ces « Birmingham » n’éveilleraient la curiosité de personne, ou que, du moins, aucun concurrent de mon patron n’en pourrait déduire qui j’étais et ce que j’allais faire.

Ayant acquitté le nombre de roubles voulu et reçu mon billet en échange, je m’installai dans le coin d’un confortable wagon russe, et m’absorbai dans les réflexions béates que m’inspirait mon extraordinaire bonne fortune. Dickson commençait à vieillir à présent, et si je parvenais à conduire cette affaire d’une façon satisfaisante, les conséquences les plus heureuses pourraient en résulter pour moi. J’entrevis la perspective de devenir bientôt associé de la maison, et tout à ma rêverie, il me sembla que le rythme du train ronronnait continuellement : « Bailey, Robinson et Cie » et recommençait : « Bailey, Robinson et Cie » en