Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/45

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un refrain monotone qui, peu à peu, ne devint plus qu’un murmure et finit par cesser tout à fait, tandis que je m’abandonnais au sommeil.

Si j’avais pu prévoir l’aventure qui m’attendait au terme de mon voyage, il n’aurait à coup sûr pas été si paisible.

Je m’éveillai avec cette instinctive sensation de gêne que l’on éprouve à se sentir étroitement épié par quelqu’un, et en ouvrant les yeux, je m’aperçus tout de suite que je ne m’étais pas trompé.

Un homme de haute taille, brun, s’était assis sur la banquette en face de moi, et ses yeux noirs et sinistres m’examinaient avec une attention si grande que l’on aurait dit qu’ils voulaient regarder jusqu’au fond de moi-même. Son attention se porta ensuite sur la petite valise que j’avais déposée à terre à côté de moi.

« Grand Dieu, » pensai-je, « je parie que cet homme est l’agent de Simpkins. Je le disais bien que Gregory avait été négligent de ne pas arracher ces étiquettes. »

Je refermai les yeux pendant quelques temps, mais lorsque je les rouvris ensuite, je trouvai encore mon compagnon en train de m’observer.

— Vous venez d’Angleterre, à ce que je vois, — me dit-il en russe, découvrant une grimace qui cherchait à être un aimable sourire.

— Oui, — répondis-je.

J’avais essayé de prendre un ton détaché, mais je sentais bien que je n’y avais nullement réussi.

— Et… vous voyagez pour votre plaisir ? — insista l’inconnu.

— Oui, — répondis-je avec empressement, — pour mon plaisir et pas pour autre chose.

— Bien entendu, — répliqua-t-il d’une voix légèrement ironique, — c’est toujours pour leur plaisir que les Anglais voyagent, n’est-il pas vrai ?

Son attitude était mystérieuse, pour ne pas dire plus. Il n’y avait que deux hypothèses possibles pour l’expliquer : où cet homme était un fou, ou bien c’était l’agent d’une maison similaire à la mienne, voyageant dans le même but que moi et désireux de me montrer qu’il devinait mon secret.

L’une était aussi désagréable que l’autre, et, somme toute, ce fut avec soulagement que je vis le train s’arrêter sous le hangar branlant qui tenait lieu de gare à la ville naissante de Solteff, — Solteff dont j’étais sur le point de découvrir les ressources et au commerce de qui j’aillais faire prendre un nouvel essor. Pour un peu, je me serais attendu à voir un arc de triomphe dressé sur le quai en mon honneur.

M. Dickson m’avait prévenu qu’il y aurait quelqu’un pour me recevoir. Je me mis donc à regarder autour de moi dans la foule bigarrée, mais sans y découvrir personne qui pût passer de près ou de loin pour M. Dimidoff.

Tout à coup, un homme de mise négligée, ayant une barbe de huit jours, passa devant moi, regardant ma figure, puis ma valise — cette maudite valise, cause de tout le mal. Presque tout de suite il disparut dans la foule, mais un instant après, il revint à moi d’une démarche plus lente, et me chuchota sans en avoir l’air :

— Suivez-moi, mais à distance.

Et aussitôt, il sortit de la gare et s’engagea d’un pas vif dans la rue en face.

Quel était ce nouveau mystère ?

Ma valise à la main, je m’efforçai de le suivre aussi rapidement que je pus, et, en tournant le coin, je vis un grossier droschki qui attendait.

Mon singulier compagnon m’en ouvrit la portière, et j’y montai :

— Est-ce que monsieur Dim… — commençai-je.

— Chut ! — interrompit-il. — Pas de noms, pas de noms. Les murs eux-mêmes ont des oreilles. Vous saurez tout, ce soir.

Et sur cette promesse, il referma la portière et saisit les rênes. Nous partîmes immédiatement à une allure rapide — si rapide même que je vis mon compagnon de voyage aux yeux noirs nous regarder jusqu’à ce que nous eussions disparu.

Tandis que nous filions ainsi, ballottés par cet abominable véhicule sans ressort, je me pris à réfléchir sérieusement.

« Est-il possible qu’il faille avoir recours à tant de mystère pour vendre du bien qui vous appartient ? Ma parole, c’est pire qu’un propriétaire irlandais. C’est monstrueux !… Hum, il n’a pas l’air d’habiter un quartier bien aristocratique non plus, » monologuai-je en regardant les ruelles étroites et tortueuses par lesquelles nous passions, et les habitants misérables et malpropres qui les peuplaient. « Je voudrais bien être accompagné de Gregory ou d’un autre de mes collègues, car cela me fait l’effet d’un vrai coupe-gorge ! Sapristi, le voilà qui s’arrête. Il faut croire que nous sommes rendus ! »

Nous l’étions sans doute en effet, car le droschki stoppa, et la tête hirsute de mon conducteur se montra à la portière.

— C’est ici, très honoré maître, — me dit-il, en m’aidant à descendre.

— Est-ce que M. Dimi… — commençai-je pour la seconde fois ; mais il m’interrompit encore.

— Tout ce que vous voudrez, mais pas de noms, — murmura-t-il ; — tout ce que vous voudrez, excepté cela. De la prudence, ô très vénéré maître!

Et il me poussa à travers un corridor dallé, et me fit monter ensuite un escalier qui se trouvait au fond.

— Donnez-vous la peine de vous asseoir un instant ; — reprit-il en ouvrant une porte. — On va vous servir à manger.

Là-dessus, il se retira, m’abandonnant à mes réflexions.

« Ma foi, » me dis-je, « il est un fait certain, c’est que si la maison de M. Dimidoff n’a pas un aspect très engageant, ses domestiques sont, du moins, on ne peut mieux stylés. « Très vénéré, maître ! » « Très honoré, maître ! » Je me demande quel titre il pourrait bien employer s’il avait affaire au vieux Dickson en personne, mais ce ne serait sans doute pas convenable. Au fait, je n’avais pas remarqué… c’est singulier : cela ressemble à une prison ! »

La pièce en avait, certes, bien l’air, en effet. La porte était en fer d’une solidité à toute épreuve ; la fenêtre unique et garnie de barreaux très ,serrés. Le plancher était en bois et paraissait un peu branlant sous les pieds. Plancher et murs étaient copieusement éclaboussés de café et de je ne sais quel autre liquide de couleur sombre. Bref, c’était là un séjour qui n’invitait pas à la gaieté.

J’avais à peine terminé mon inspection, lorsque j’entendis des pas résonner dans le couloir ; un instant après, la porte s’ouvrit, et je vis reparaître l’homme qui m’avait amené ; il venait m’annoncer que le dîner était servi, en s’excusant, avec force saluts et politesses, de m’avoir fait attendre dans ce qu’il appelait « la chambre de congé. »

Il me fit repasser le corridor et m’introduisit dans une pièce fort convenablement meublée. Au milieu de cette pièce était dressée une table pour deux convives, et, près du feu, se tenait un homme guère plus âgé que moi.

Ce dernier, en m’entendant entrer, se retourna et s’avança à ma rencontre avec toutes les marques du plus profond respect.

— Si jeune et pourtant comblé déjà d’un tel honneur ! — s’exclama-t-il.

Puis, comme s’il repensait tout à coup à quelque chose qu’il avait oubliée, il continua :

— Veuillez vous asseoir, je vous en prie. Vous devez être fatigué de votre long et pénible voyage. Nous allons