Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/46

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

dîner en tête-à-tête ; mais les autres s’assembleront ensuite.

— C’est à M. Dimidoff, sans doute, que j’ai l’honneur de parler ? — lui demandai-je.

— Non, monsieur, — me répliqua-t-il en fixant sur moi ses yeux gris pleins de perspicacité. — Mon nom est Petrokine ; vous me confondez sans doute avec un des autres. Nous laissons cela ; qu’il ne soit pas question de nos affaires tant que le Conseil ne sera pas réuni. Goûtez un peu à la soupe de notre chef ; j’ai tout lieu de penser que vous la trouverez excellente.

Qui était ce M. Petrokine, et quels pouvaient être les autres dont il me parlait, je n’en avais pas la moindre idée. Quelque gérant de propriétés de Dimidoff, peut-être, bien que le nom ne parût pas être familier à mon compagnon. Néanmoins, comme il semblait désireux, pour l’instant, d’esquiver toute question relative à nos affaires, je me conformai à son caprice, et nous nous mîmes à causer de la vie sociale en Angleterre, sujet qu’il possédait à fond et qu’il paraissait avoir étudié avec la plus grande subtilité. Les réflexions que je lui entendis faire également sur Malthus et les lois de la repopulation étaient toutes excellentes, quoique frisant un peu le radicalisme.

— À propos, — constata-t-il, tandis que nous fumions un cigare en dégustant une bouteille de bon vin ; — nous ne vous aurions jamais reconnu sans les étiquettes anglaises qui se trouvaient sur vos bagages ; c’est un heureux hasard qu’Alexandre les ait remarquées. On ne nous avait donné de vous aucun signalement, et nous nous attendions même à avoir affaire à un homme un peu plus âgé. Il faut convenir, en effet, Monsieur, que vous êtes bien jeune pour être chargé d’une mission pareille.

— Mon chef a confiance en moi, — repartis-je, — et nous avons eu maintes fois l’occasion de constater dans notre commerce que la perspicacité n’était pas incompatible avec la jeunesse.

— Votre observation est juste, Monsieur, — reconnut mon nouvel ami ; toutefois, je m’étonne que vous appliquiez le nom de commerce à notre glorieuse association ! Un terme pareil est vraiment par trop vulgaire pour qu’on l’attribue à une réunion d’hommes associés pour donner au monde ce qu’il souhaite le plus ardemment, mais qu’il ne pourrait jamais espérer goûter, si nous ne consacrions pas tous nos efforts à le lui fournir. Il serait plus convenable d’appeler cela une confrérie spirituelle.

« Fichtre ! » pensai-je in petto, « ce qu’il serait fier, le patron, s’il entendait ! Quel que soit cet homme il a certainement dû être de la partie. »

— Maintenant, Monsieur, — me fit observer M. Petrokine, — la pendule marque huit heures, et il est probable que le Conseil siège déjà. Montons ensemble, et je vous présenterai. Je crois superflu de vous rappeler qu’on observe chez nous le plus grand secret, et que l’on attend votre arrivée avec impatience.

Tout en le suivant, je ruminais dans ma cervelle le moyen le meilleur de remplir ma mission et de m’assurer les conditions les plus avantageuses. Ils avaient l’air aussi anxieux que moi de mener à bien cette affaire et ne semblaient pas vouloir y mettre la moindre opposition : le plus sage serait donc peut-être de les laisser venir afin de voir ce qu’ils me proposeraient.

Je venais à peine d’opiner en faveur de cette dernière tactique lorsque mon guide ouvrit une large porte au fond du corridor, et me fit entrer dans une pièce encore plus luxueusement meublée que celle où j’avais dîné. Une longue table, recouverte de serge verte et jonchée de papiers, courait dans le milieu.

Autour de cette table étaient assis quatorze ou quinze hommes qui causaient avec animation.

En nous voyant entrer, toute la compagnie se leva et salua. Je ne pus m’empêcher de constater que mon compagnon n’attirait pas la moindre attention, tandis qu’au contraire tous les yeux se fixaient sur moi avec un singulier mélange de surprise et de respect quasi servile. Celui qui occupait la place d’honneur et dont le teint très pâle présentait un contraste frappant avec ses cheveux et sa moustache d’un noir bleuté, m’invita à prendre le siège qui se trouvait à côté de lui.

— Je n’ai pas besoin de vous annoncer, — dit M. Petrokine lorsque je fus assis, — que vous avez maintenant l’honneur de recevoir parmi vous l’agent anglais Gustave Berger. Il est jeune assurément, Alexis, — continua-t-il en s’adressant à mon blême voisin, et, cependant sa réputation s’étend déjà à l’Europe entière.

« Tout beau, tout beau, n’exagérons rien, » murmurai-je intérieurement.

Et j’ajoutai tout haut :

— Si c’est à moi que vous voulez faire allusion, Monsieur, je dois vous prévenir que, si je suis en effet anglais, comme vous le dites, mon nom n’est pas Berger, mais Robinson… M. Tom Robinson, pour vous servir.

Un éclat de rire parcourut le tour de la table.

— Soit, soit, — acquiesça celui qu’on appelait Alexis. — Je loue fort votre discrétion, ami très honoré. On ne saurait trop se tenir sur ses gardes. Conservez votre sobriquet anglais puisque vous le jugez bon ; moi, je n’y vois aucun inconvénient. En attendant, je regrette qu’il nous faille accomplir un pénible devoir en cette mémorable soirée qui sera, sans doute, si grosse de conséquences pour nous ; mais il faut, coûte que coûte, que les règles de notre association soient observées, et il est indispensable que nous donnions, ce soir, un congé.

« Où diantre veut-il en venir ? » me demandai-je. « Qu’est-ce que cela peut me faire qu’il flanque son domestique à la porte ? Je ne sais pas où peut nicher ce Dimidoff qu’on ne voit nulle part, mais je commence à croire qu’il a installé ici un asile d’aliénés. »

Ôtez-lui son bâillon !

En entendant ces mots, je sursautai comme si l’on m’avait braqué un pistolet sous le nez.

C’est Petrokine qui avait parlé. Pour la première fois, je remarquai qu’un homme corpulent et bouffi, assis au bout de la table, avait les mains attachées autour de sa chaise et un mouchoir noué sur la bouche.

D’horribles soupçons commencèrent à me ronger le cœur. Où étais-je ? Étais-je chez M. Dimidoff ? Quels étaient ces individus avec leurs singulières façons de parler ?

— Maintenant, Paul Ivanovitch, — reprit Petrokine, — qu’avez-vous à dire avant de vous en aller ?

— Ne me congédiez pas, Messieurs, — implora-t-il ; — ne me congédiez pas. Tout ce que vous voudrez, mais pas cela ! Je m’exilerai dans quelque pays lointain, et ma bouche restera muette pour toujours. Je ferai tout ce que la société exigera de moi ! mais je vous en conjure, ne me congédiez pas.

— Vous savez quelles sont nos lois, et vous savez quel est votre crime, — répondit Alexis d’une voix froide et dure. — Qui s’est fait chasser d’Odessa grâce à sa langue traîtresse et à son double visage ? Qui a écrit la lettre anonyme au Gouverneur ? Qui a coupé le fil qui aurait supprimé le tyran trois fois maudit ? C’est vous, Paul Ivanovitch, vous le savez bien, et pour cela, il va vous falloir mourir.

Je me renversai en arrière, — complètement suffoqué.