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en avait été réduite, de par la volonté de Mlle Penclosa, à agir comme un automate. Cette étrange Créole l’avait, à distance, fait manœuvrer à peu près de la même façon qu’un ingénieur pourrait diriger du rivage une torpille Brennan. Une autre âme s’était en quelque sorte insinuée en elle, avait supplanté la sienne et s’était emparée de son système nerveux, en disant : « Je vais le gouverner pendant une demi-heure. »

Et Agatha avait dû être inconsciente de ses actes en allant et en revenant. Pouvait-elle circuler en sécurité à travers les rues dans cet état ?

Je me dépêchai de mettre mon chapeau et d’aller voir s’il ne lui était rien arrivé de mal.

Oui. Elle était chez elle. On me fit entrer au salon, et je l’y trouvai, un livre sur les genoux.

— Comme vous êtes matinal, Austin ! — s’écria-t-elle en souriant.

— Vous l’avez été plus que moi-même encore, — lui répondis-je.

Elle parut intriguée.

— Que voulez-vous dire ? — questionna-t-elle.

— Vous n’êtes pas sortie aujourd’hui ?

— Assurément non.

— Agatha, — lui demandai-je d’un ton grave, — voudriez-vous bien me dire, d’une façon précise, ce que vous avez fait ce matin ?

Elle partit à rire en voyant mon air solennel.

— Vous me parlez comme si vous me faisiez une conférence, mon cher Austin. Ce que c’est, tout de même, que d’être fiancée avec un savant. Quant à ce que vous désirez savoir, je ne vois pas très bien en quoi cela peut vous intéresser, mais je vais vous le dire tout de même pour vous faire plaisir. Je me suis levée à huit heures. J’ai déjeuné à huit heures et demie. À neuf heures dix, je suis entrée dans ce salon où nous sommes, et je me suis mise à lire les Mémoires de Madame de Rémusat. Mais au bout de quelques minutes, j’ai fait à cette grande dame française l’affront de m’endormir sur les pages de son livre, et je vous ai fait à vous, monsieur, le très flatteur honneur de rêver de votre personne. Il y a quelques minutes que je me suis réveillée.

— Et vous vous êtes retrouvée ici telle que vous étiez auparavant ?

— Belle question ! Où donc voulez-vous que je me sois retrouvée ?

— Voudriez-vous bien me raconter, Agatha, ce rêve que vous avez fait à propos de moi ? Ce n’est pas uniquement par curiosité que je vous demande cela, croyez-le.

— Ma foi, je serais fort en peine de vous le raconter, car je n’en ai gardé qu’un souvenir très confus, et j’ai seulement la vague impression que vous y jouiez un rôle quelconque.

— Alors, si vous n’êtes pas sortie aujourd’hui, Agatha, d’où vient que vos souliers sont couverts de poussière ?

Elle me considéra d’un air peiné.

— Vraiment, Austin, je ne sais ce que vous avez ce matin. On dirait presque que vous doutez de ma parole. Si mes souliers sont couverts de poussière, c’est que j’en aurai mis une paire que la femme de chambre n’avait pas nettoyée.

Il était parfaitement clair qu’elle n’avait pas la moindre idée de ce qui était arrivé, et je me fis la réflexion qu’il valait peut-être mieux, après tout, ne pas le lui apprendre. Je risquais de l’effrayer, et c’est tout. Je décidai donc de ne lui rien révéler, et je la quittai pour aller faire ma conférence. Néanmoins, l’impression que m’a laissée cette aventure est des plus profondes. Mon horizon de possibilités scientifiques s’est subitement élargi dans des proportions énormes. Je ne m’étonne plus désormais de l’énergie et de l’enthousiasme diaboliques avec lesquels Wilson défend ses idées et travaille à les approfondir. Qui ne travaillerait avec acharnement, ayant devant soi un vaste champ vierge à défricher ? Ma parole, ne m’est-il pas arrivé déjà de m’exalter à la seule contemplation, à travers une lentille de trente lignes, d’une nuclélithe de forme nouvelle, ou d’une fibre musculaire rayée d’un aspect légèrement particulier ? Combien de telles recherches semblent mesquines lorsqu’on les compare à celle-ci qui a pour objet la racine même de la vie et la nature de l’âme ? J’avais toujours considéré l’esprit comme un produit de la matière. Le cerveau, pensais-je, sécrète l’intelligence, de même que le foie sécrète la bile. Mais comment admettre une théorie pareille dès lors que je vois l’intelligence agir à distance et faire vibrer la matière, comme un musicien ferait vibrer les cordes d’un violon ? Le corps n’est donc pas ce qui donne naissance à l’âme, mais plutôt l’instrument grossier à l’aide duquel l’esprit se manifeste. Le moulin à vent ne donne pas naissance au vent, il ne fait que l’indiquer. Cette théorie est en opposition flagrante avec toutes celles que je m’étais formées jusqu’à présent, et pourtant elle est d’une possibilité indéniable et mérite d’être étudiée.

Au fait, pourquoi ne l’étudierais-je pas ? Je vois qu’à la date d’hier, j’ai écrit : « Si je pouvais voir des réalités objectives ou positives, je serais peut-être tenté d’envisager la question au point de vue physiologique. » Eh bien cette preuve que je voulais, je l’ai eue. Je ne manquerai pas à ma parole. De telles recherches offriraient, j’en suis persuadé, un intérêt considérable. Certains de mes confrères vous regarderaient de travers si l’on essayait d’aborder devant eux une semblable question, mais du moment que Wilson a le courage de son opinion, je peux bien l’avoir moi aussi. Pas plus tard que demain matin j’irai le voir — lui et Mlle Penclosa. Et puisqu’elle nous en a déjà tant montré, il est à présumer qu’elle pourra nous en montrer davantage encore.

II

26 Mars.

Comme je m’y attendais, Wilson a exulté en apprenant que je m’étais converti à ses idées. Mlle Penclosa elle aussi, sans toutefois se départir de sa réserve habituelle, s’est montrée contente du résultat de son expérience. Quelle singulière créature silencieuse et terne cela fait, en dehors des moments où elle se livre à sa pratique de prédilection ! Mais il lui suffit d’en parler pour qu’aussitôt elle s’anime et prenne feu. Elle me fait l’effet de s’intéresser étrangement à moi, et lorsque nous nous trouvons dans la même pièce, elle ne me quitte pas des yeux un seul instant.

Nous avons eu ensemble une conversation des plus intéressantes sur la puissance dont elle est douée. Il est bon que j’enregistre ici ses opinions, bien qu’elles n’aient assurément aucune portée au point de vue scientifique.

— Vous ne faites qu’aborder la question, — me dit-elle, voyant que je m’étonnais du remarquable exemple de suggestion qu’elle m’avait donné. — Je n’avais aucune influence directe sur Mlle Marden quand elle est allée vous trouver. Je ne pensais même pas à elle hier matin. Je me suis simplement bornée, la veille au soir, à préparer son esprit de la même façon qu’on remonte un réveil-matin pour déclencher la sonnerie au moment voulu. Si je lui avais commandé de faire ce que je lui disais six mois après au lieu de douze heures seulement, c’eût été la même chose.

— Et si vous lui aviez commandé de m’assassiner ?

— Elle l’aurait incontestablement fait.

— Mais c’est une puissance terrible que celle que vous possédez-la ! — m’écriai-je.

— Comme vous le dites, c’est une puissance ter-