Page:Doyle - L’Ensorceleuse.djvu/6

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rible, — répliqua-t-elle d’un ton grave, — et plus vous apprendrez à la connaître, plus elle vous paraîtra terrible.

— Permettez-moi de vous poser une question, — repris-je. En me disant que je ne faisais encore qu’aborder la question, qu’entendiez-vous par là ? Quelle en est donc la partie essentielle ?

— Je préfère ne pas vous le dire.

La fermeté de sa réplique me surprit.

— Vous devez bien comprendre, — insistai-je, — que ce n’est pas uniquement par curiosité que je vous demande cela, mais dans l’espoir que je pourrai trouver quelque explication scientifique aux faits que vous m’exposez.

— À vous parler franchement, Professeur, — me répondit-elle, — je ne m’intéresse à la science en aucune façon, et il m’importe peu qu’elle puisse ou non donner à ces faits une classification.

— Cependant, j’avais espéré…

— Ah, cela c’est tout différent. Du moment que vous en faites une question personnelle, — déclara-t-elle avec son plus aimable sourire, — je ne demande pas mieux que de vous fournir tous les renseignements que vous désirez. Attendez un peu. Que me demandiez-vous donc ? Ah oui, le côté essentiel de la question ? Eh bien, le professeur Wilson se refuse à croire qu’il y ait d’autres pouvoirs plus grands encore ; et pourtant, je maintiens, moi, qu’ils existent. Ainsi, par exemple, il est possible à un opérateur d’exercer une domination absolu sur son sujet (pourvu que ce sujet soit bon), et de lui faire accomplir tout ce qu’il veut, sans avoir besoin pour cela de recourir à une suggestion préalable.

— Et sans que le sujet s’en doute ?

— Cela dépend. Si l’influence était fortement exercée, le sujet n’en aurait pas plus conscience que Mlle Marden lorsqu’elle est allée vous trouver et vous a donné une telle douleur. Ou bien si, au contraire, l’influence était moins grande, il pourrait se rendre compte de ce qu’il ferait, mais sans être en état d’opposer la moindre résistance.

— Aurait-il donc perdu toute sa volonté ?

— Non, mais elle serait sous la domination de l’autre, plus puissante que la sienne.

— Vous est-il arrivé pour votre part d’user de ce pouvoir ?

— Plusieurs fois.

— Votre volonté, à vous, est donc bien forte ?

— À vrai dire, cela ne dépend pas absolument de la volonté. Beaucoup de personnes sont douées de fortes volontés, mais n’ont pas le don de les détacher d’elles-mêmes. Ce qui importe avant tout, c’est d’avoir la faculté de transporter sa propre volonté chez les autres et d’amener la leur à lui céder. J’ai remarqué que mon influence varie selon mes forces et suivant l’état de ma santé.

— En somme, votre action consiste à envoyer votre âme dans le corps d’un autre ?

— Mon Dieu… si vous voulez.

— Et votre corps à vous, que fait-il pendant ce temps-là ?

— Il est simplement en léthargie.

— Mais ces sortes d’expérience, ne risquent-elles pas de mettre votre santé en péril ?

— Un peu, peut-être. Il faut prendre garde de ne jamais se laisser tomber dans une inconscience complète, sans quoi l’on risquerait fort d’avoir du mal à réintégrer son propre « moi ». On doit toujours se maintenir en contact avec soi-même. Vous devez trouver que je m’exprime bien mal, Professeur, mais il va de soi que je ne suis pas de taille à vous expliquer ces choses d’une façon scientifique. Je me borne à vous dire ce que j’ai constaté et à vous en donner mon interprétation personnelle.

Eh bien, je relis maintenant tout à loisir ces déclarations, et je me surprends moi-même ! Est-ce bien là cet Austin Gilroy qui s’est acquis une réputation grâce à la précision de ses capacités de raisonnement et à son attachement méticuleux à l’étude des faits ? Me voici en train de commenter gravement le babillage d’une femme qui me raconte comme quoi elle peut expédier son âme hors de son corps, et tandis qu’elle est plongée dans la léthargie, gouverner à distance, suivant son gré, les actions des gens. Est-ce à dire que je souscris à de pareilles calembredaines ? Allons donc ! Il faudra d’abord qu’elle me fournisse preuves, sur preuves, avant que je cède d’une ligne. Toutefois, et bien que je m’entête dans mon scepticisme vis-à-vis de ces choses-là, je ne les tourne au moins plus en ridicule.

Il est convenu que nous tiendrons ce soir une séance, et qu’elle verra si elle est capable d’exercer sur moi une influence magnétique quelconque. Si elle y parvient, ce sera là un excellent point de départ pour nos recherches futures. Personne, en tout cas, ne pourra m’accuser de complicité. Si elle ne réussit pas, il faudra que nous tâchions de trouver un sujet qui tiendra le rôle de la femme de César. Wilson, lui, est absolument réfractaire à toute tentative de ce genre.


10 heures du soir.

Je crois que je suis au seuil d’une investigation qui fera époque dans les annales de la science. Avoir le pouvoir d’étudier du dedans ces phénomènes — posséder un organisme qui répondra, et en même temps un cerveau qui appréciera et critiquera — c’est assurément un avantage unique.

Il n’y avait pas d’autres témoins que Wilson et sa femme. J’étais assis, avec la tête renversée en arrière, et Mlle Penclosa, debout devant moi et un peu éloignée vers la gauche, s’est servie des mêmes mouvements larges des bras qu’elle avait employés pour endormir Agatha. À chacun de ces mouvements j’avais la sensation qu’un courant d’air chaud me frappait la figure, et je me sentais frémir et vibrer de la tête aux pieds. Mes yeux étaient fixés sur Mlle Penclosa, mais pendant que je la regardais ainsi, il me sembla que ses traits se brouillaient d’abord, puis s’effaçaient petit à petit. J’avais seulement conscience de ses deux yeux fixés sur les miens, deux yeux gris, profonds, insondables. Ils devinrent plus grands, toujours plus grand, si grands même qu’à la fin, devenus démesurés, ils finirent tout à coup par se métamorphoser en deux lacs montagneux vers lesquels j’eus l’impression que je tombais avec une rapidité terrifiante. Je frissonnai, mais au même moment, une sorte d’arrière-pensée profonde me fit comprendre que ce frisson était le même que celui que j’avais observé chez Agatha. Un instant après, je frappai la surface des lacs maintenant réunis en un seul, la tête en feu et les oreilles bourdonnantes. Je coulai à pic : plus bas, plus bas, encore plus bas, et puis décrivant un grand cercle, je remontai brusquement, et je vis la lumière qui brillait à travers l’eau verdâtre. J’étais presque revenu à la surface lorsque les mots : « Réveillez-vous… » retentirent à mes oreilles, et tressaillant, je me retrouvai dans le fauteuil, en face de Mlle Penclosa appuyée sur sa béquille, et de Wilson qui, son calepin à la main, m’épiait par dessus l’épaule de la Créole.

Cette expérience ne m’a laissé ni lourdeur dans la tête, ni sensation de lassitude d’aucune sorte. Au contraire, et bien qu’il n’y ait encore guère qu’une heure qu’elle a eu lieu, je me sens si éveillé et si dispos que j’ai plus envie de travailler que d’aller me coucher.

Je vois déjà se déployer devant nous toute une perspective d’expériences intéressantes, et je me ronge d’impatience tant j’ai hâte de les commencer.