Page:Doyle - La Main brune.djvu/34

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quelle mesure elle pouvait n’être qu’un stratagème audacieux de la jeune lady pour le salut de son frère. Un dilemme évident se posait à l’égard du docteur : ou bien, par un hasard extraordinaire, il n’était pas mort, ou bien il avait à répondre du cadavre trouvé chez lui et qui semblait tellement son propre cadavre. Cette lettre que Miss Morton refusait de montrer, peut-être contenait-elle l’aveu du crime, et Miss Morton se trouvait ainsi dans la terrible situation de ne pouvoir sauver son frère qu’en perdant son ancien fiancé. La cour d’assises, le lendemain matin, regorgeait de monde. À l’arrivée de Mr. Humphrey, une rumeur courut dans l’assistance quand on le vit, en proie à la plus violente agitation, et qu’il ne cherchait pas à dissimuler, entrer en conférence avec l’avocat des poursuites. Quelques mots rapides, qui amenèrent une expression de stupeur sur le visage de Mr. Porlock Carr, s’échangèrent entre les deux hommes ; puis le défenseur, s’adressant au juge annonça qu’avec le consentement de la partie adverse, la jeune lady entendue la veille ne serait pas rappelée.

Le Juge. — Mais il ne semble pas, Mr. Humphrey, que vous ayez encore rien élucidé.

Mr. Humphrey. — Peut-être, Milord, mon prochain témoin se chargera-t-il de le faire.

Le Juge. — Appelez votre témoin.

Mr. Humphrey. — J’appelle le docteur Aloysius Lana.

L’excellent avocat avait déjà produit quelques effets d’audience ; mais pas un qui, en si peu de mots, eût porté davantage. La cour n’était rien moins que stupéfaite lorsque apparut dans le box des témoins l’homme même dont le sort avait donné lieu à tant de controverses. Ceux des spectateurs qui l’avaient connu à Bishop’s Crossing le retrouvaient amaigri et minci, le visage creusé et tourmente. Mais, nonobstant son port mélancolique et sa lassitude, peu de gens pouvaient se flatter d’avoir jamais vu un homme de plus grande mine. Il salua le juge et demanda de se faire entendre. Dûment prévenu que tout ce qu’il allait dire pourrait être invoqué contre lui, il s’inclina de nouveau, et prit la parole en ces termes :

« — Mon désir est de ne rien cacher, de dire avec une entière franchise tout ce qui arriva dans la nuit du 21 juin. Si j’avais soupçonné les tourments infligés à un innocent, et par quels ennuis devaient passer ceux-là que j’aime le plus ici-bas, voilà longtemps que je serais de retour. Diverses raisons m’empêchaient d’avoir aucune nouvelle. Uniquement désireux de soustraire un infortuné au monde qui l’avait connu, je n’avais pas prévu que d’autres porteraient la peine de mes actes. Permettez-moi de réparer dans la mesure de mes moyens le mal que j’ai fait.

« Le nom de Lana est familier à quiconque sait l’histoire de la République Argentine. Mon père, issu du meilleur sang espagnol, exerça les plus hautes charges de la République ; il en eût certainement occupé la présidence sans les émeutes de San Juan, où il trouva la mort. Une brillante carrière semblait attendre mon frère jumeau Ernest et moi-même ; mais des revers financiers nous mirent l’un et l’autre dans la nécessité de gagner notre vie. Pardonnez-moi, Sir, ces détails qui peuvent vous sembler hors de propos : ils sont l’indispensable préambule de ce qui va suivre.

« J’avais, comme je vous l’ai dit, un frère jumeau du nom d’Ernest. Il me ressemblait tellement que, même quand on nous voyait ensemble, on ne pouvait faire entre nous de différence. Jusque dans le plus petit détail, nous étions identiques. Avec l’âge cette similitude rigoureuse s’adoucit un peu, l’expression, chez nous, n’étant pas la même. Mais, au repos, nos traits n’offraient que des dissemblances très légères.

« Je ne parlerai pas plus qu’il ne convient d’un homme aujourd’hui mort, et qui fut mon unique frère ; je laisse le soin de le juger à ceux qui le connurent. Je dirai seulement, car je dois le dire, que sitôt parvenu à l’âge d’homme, je le pris en horreur. Trop de causes justifiaient l’aversion qu’il m’inspirait. Ma réputation souffrait de ses actes : car notre extrême ressemblance faisait qu’on m’en attribuait un bon nombre. Dans un cas d’une particulière gravité, il s’efforça de rejeter sur moi tout le vilain de l’affaire : tellement que je dus quitter pour toujours l’Argentine et m’en aller chercher fortune en Europe. Affranchi de son