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Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/108

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sur les tiges. Ils nous emmenèrent voir cela, et toute la tribu se rangea au bord. Ah ! je ne m’étonne plus que le squelette de ce pauvre Yankee eût des bambous qui lui poussaient entre les côtes ! Quatre des Indiens sautèrent, et les pointes leur entrèrent dans le corps comme des aiguilles à tricoter dans du beurre. L’affreux spectacle ! et d’un abominable intérêt, avec cela ! Nos yeux fascinés ne pouvaient pas se défendre de regarder au moment de la culbute. Pourtant, nous nous disions qu’avant peu ce serait notre tour sur le tremplin.

« Eh bien, non ! Ils réservèrent six des Indiens pour aujourd’hui, du moins à ce que j’ai cru comprendre : nous, j’imagine que nous devions jouer dans la représentation le rôle d’étoiles ; Challenger pouvait y échapper ; mais Summerlee et moi figurions au programme. Ils s’expriment à moitié par signes ; je suivais donc assez facilement leur conversation. Et j’estimai qu’il était temps de prendre le large. En y réfléchissant un brin, j’avais élucidé dans ma tête une ou deux choses. Tout reposait sur moi ; je n’avais rien à attendre de Summerlee, et guère plus de Challenger. La seule fois qu’ils se trouvèrent rapprochés, ils échangèrent des gros mots parce qu’ils ne s’accordaient pas sur la classification scientifique de ces coquins à tête rouge qui, pour l’un, représentaient le dryopithécus de Java, et pour l’autre, le pithécanthèque. Des fous simplement, et des mufles ! Mais j’avais, dis-je, utilement éclairé deux points. D’abord, des êtres comme ceux qui nous tenaient, lourdement bâtis, sur des jambes courtes et arquées, ne pouvaient pas, en terrain découvert, lutter de vitesse avec un homme ; Challenger même eût rendu des points au plus agile. D’autre part, ils ne savaient rien des armes à feu ; je ne crois pas qu’ils eussent compris comment le drôle que j’avais tiré était mort de sa blessure ; si nous reprenions nos fusils, tout nous devenait possible.

« Alors, ce matin, de bonne heure, je leur brûlai la politesse ; j’allongeai à mon gardien un coup de pied dans l’estomac qui lui régla son compte, je détalai à bride abattue vers le camp, je vous y ramassai, j’y ramassai les fusils, et nous voilà ! »

— Mais les professeurs ? m’écriai-je, consterné.

— Eh ! parbleu, il s’agit maintenant de les délivrer. Je ne pouvais pas les emmener avec moi. Challenger était sur son arbre et Summerlee sur le flanc. Notre seule chance, c’était d’avoir les fusils pour tenter un coup de force. Je sais, on n’aurait qu’à s’en prendre à eux de ma fuite ; mais je doute qu’on touche à Challenger ; et quant à Summerlee, son cas, s’il me paraît moins clair, eût, de toute façon, été le même. Donc, en filant, je n’ai rien aggravé. Mais, à présent, nous sommes tenus d’honneur de revenir les tirer d’affaire ou de périr avec eux. Prenez-en votre parti, mon garçon : il faut qu’avant ce soir notre sort à tous se décide !

J’essaierais vainement de rendre, dans les discours de lord John, la nervosité du débit, la brièveté saccadée de la phrase, et ce ton où l’ironie se relevait d’insouciance. Mais cet homme était un chef né. Le danger stimulait sa vivacité naturelle : son verbe devenait plus savoureux, ses yeux froids s’animaient d’une vie ardente, une joyeuse exaltation hérissait sa moustache de Don Quichotte. Son goût du hasardeux, le sentiment intense qu’il avait du dramatique d’une aventure, et d’autant plus qu’il s’y trouvait plus entièrement mêlé, son ferme propos de toujours considérer le péril comme une forme de sport, comme un jeu implacable contre le destin, avec la mort pour enjeu, faisaient de lui un compagnon admirable aux heures graves. N’eussent été nos justes craintes, j’aurais eu plaisir, avec un tel homme, à risquer une telle partie. Nous nous levions pour quitter notre cachette quand il m’agrippa le bras.

By George ! murmura-t-il, les brutes reviennent !

De la place où nous étions, nous découvrions un bas-côté de troncs bruns à voûte de verdure, le long duquel s’avançait une troupe d’hommes-singes. Ils trottinaient à la file, tournant la tête de gauche à droite, les jambes infléchies, le dos arrondi, les mains touchant parfois le sol ; bien qu’ainsi ployés ils perdissent de leur taille, j’estime qu’ils avaient environ cinq pieds de haut, avec de longs bras et d’énormes torses. Beaucoup portaient des bâtons. À distance, on eût dit une procession d’êtres humains velus et difformes. Je les aperçus très bien un moment ; puis, ils se perdirent dans la brousse.

— Pas pour cette fois ! dit lord John, qui avait levé son rifle. Le mieux que nous ayons à faire, c’est de rester tranquilles jusqu’à ce qu’ils aient abandonné leurs recherches ; puis nous verrons si nous ne pouvons pas revenir chez eux et frapper au bon endroit. Encore une heure, et nous marchons.