Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/44

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nul doute, à quelque fond de réalité. Plus vous découvrirez ce pays, jeune homme, plus vous comprendrez que tout, absolument tout, y est possible. On voyage, au long des cours d’eau, sur d’étroites pistes hors desquelles tout est mystère. Tenez, par ici, sur le Matto Grosso, — il promena son cigare sur une partie de la carte, — et là-haut, dans ce coin où se rencontrent trois pays, rien ne saurait me surprendre. Comme disait tantôt notre personnage, il y a là une route d’eau de cinquante milles circulant à travers une forêt qui a presque la superficie de l’Europe. Vous et moi pourrions nous trouver dans la grande forêt brésilienne et avoir entre nous toute la distance qui sépare l’Écosse de la Turquie. C’est à peine si, dans ce labyrinthe, l’homme a tracé, par-ci, par-là, un sentier ou une échancrure. Or, le fleuve monte, parfois, tout près de quarante pieds, et la moitié du pays devient un marais infranchissable. Pourquoi une telle région ne cacherait-elle pas quelque chose d’extraordinaire ? Pourquoi ne serions-nous pas hommes à le découvrir ? En outre, — et la bizarre face maigre de mon hôte rayonna de plaisir, — il y a là des risques de chasse à tous les milles. Je suis un vieux ballon de golf, je n’ai plus depuis longtemps sur le corps une place où n’aient porté les coups. La vie peut cogner sur moi, elle ne m’ajoutera plus une marque. Mais un risque de chasse, jeune homme, c’est le sel de l’existence ! Cela donne du goût à vivre ! Nous devenons tous trop mous, trop douillets, trop mornes. À moi les vastes étendues de terre, les espaces qu’on parcourt le fusil au poing, en cherchant quelque chose qui mérite qu’on le trouve ! J’ai tâté de la guerre, du steeple-chase, des aéroplanes ; mais la chasse aux grands fauves reste pour moi, comme pour d’autres les soupers fins, une volupté toujours neuve !

Et lord Roxton claqua de la langue.

Peut-être m’attardé-je un peu sur cette première entrevue. Mais lord Roxton va devenir pour bien des jours mon compagnon, c’est pourquoi j’ai essayé de le peindre tel qu’il m’apparut ce soir-là, dans l’originalité de ses façons, de ses pensées et de son langage. Il me fallut, pour m’arracher à sa compagnie, l’obligation d’aller rendre compte de la séance. Quand je le quittai, assis sous la clarté rose des lampes, il graissait son fusil et riait encore tout bas à la pensée de nos aventures prochaines. Évidemment, pour partager avec moi les dangers probables qui m’attendaient, je n’aurais pu trouver dans toute l’Angleterre un cerveau plus froid et un cœur plus brave.

Bien que très fatigué par les événements exceptionnels de cette journée, je restai une partie de la nuit à causer avec Mc Ardle. Je lui exposai les faits de telle sorte qu’il crut devoir en référer le lendemain à notre directeur, sir George Beaumont. Nous convînmes que j’enverrais au journal des récits détaillés de mon voyage, que ces récits prendraient la forme de lettres adressées à Mc Ardle, et qu’ou bien la Gazette les publierait au fur et à mesure de leur réception, ou bien elle les réserverait pour une publication ultérieure, au gré du professeur Challenger, puisque nous ignorions encore les conditions qu’il devait mettre à nous fournir les moyens de nous diriger en pays inconnu. Nous l’interrogeâmes par téléphone : il commença par fulminer contre la presse et finit par nous promettre que, si nous lui faisions connaître le bateau que nous prendrions, il nous donnerait au départ les indications qu’il jugerait convenables. Un second appel nous valut des gémissements de sa femme se plaignant qu’il fût déjà dans une très violente colère et nous suppliant de ne pas l’exaspérer. Une troisième tentative, plus tard, dans la journée, n’eut d’autre résultat qu’un fracas terrible, suivi d’un avis du bureau central nous prévenant que le récepteur du professeur Challenger était brisé. Sur quoi nous renonçâmes.

Je cesse désormais de m’adresser directement au lecteur. Si je dois continuer à lui parler de moi, ce ne peut plus être que par l’entremise du journal que je représente. Je laisse aux mains de mon directeur ces quelques pages, simple préface à l’histoire de la plus surprenante expédition qu’on ait jamais entreprise.

Si je ne reviens pas en Angleterre, on saura, du moins, comment l’affaire s’engagea. C’est dans le salon du paquebot Francisca, de la compagnie Booth, d’où elles s’en iront, par la voie du pilote, dormir dans le coffre de Mc Ardle, que je trace encore ces notes. Je voudrais les clore par un tableau qui est le dernier souvenir que j’emporte du pays. Une brumeuse et froide matinée à la fin du printemps ; une pluie pénétrante et glaciale. Trois silhouettes, luisantes sous des imperméables, se dirigent, au ras du quai, vers la passerelle du grand paquebot où flotte le pavillon de partance. Devant elles, un