Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/43

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

que nous aurons à nous partager la besogne ; car, pour ce qui est du vieux Summerlee, nous devrons commencer par le nourrir au biberon. À propos, êtes-vous le Malone en qui l’on voit déjà un des meilleurs joueurs de rugby pour l’Irlande ?

Il me semblait me rappeler votre visage. Sauf empêchement, il ne m’arrive pas de manquer un match de rugby, car c’est le jeu le plus mâle qui nous reste. Mais je ne vous ai pas fait venir ici pour vous parler de sport. Nous avons des dispositions à prendre. Voici, à la première page du Times, la liste des prochains départs de paquebots. Il y a, de mercredi en huit, un navire pour Para. Si vous et le professeur n’y voyiez pas de difficultés, nous devrions le prendre… Bon… je m’entendrai avec lui. Et votre équipement ?

— Mon journal y pourvoira.

— Maniez-vous le fusil ?

— Comme un vrai territorial d’Angleterre.

— Si mal que cela ? Seigneur ! mais c’est donc la dernière chose que vous autres, jeunes gens, songiez à apprendre ? Ruche d’abeilles sans aiguillon ! Vous ferez une jolie tête quand on viendra, un jour ou l’autre, vous chiper votre miel ! Il faudra pourtant bien que vous sachiez épauler un fusil, là-bas, dans le Sud-Amérique ; car si notre ami le professeur n’est ni un fou ni un menteur, nous ne reviendrons pas sans avoir assisté à d’étranges choses. Voyons un peu.

Il se dirigea vers un placard de chêne, dont il écarta les portes. Des rangées de canons parallèles brillèrent comme des tuyaux d’orgue.

— Que pourrais-je bien prélever pour vous sur mon arsenal ?

L’un après l’autre, il prit une série de magnifiques rifles, les ouvrant, les refermant, avec un bruit sec, et les caressant, comme une mère ses petits, avant de les remettre en place.

— Voici un Bland Express, calibre 577, poudre axite. C’est avec lui que j’ai eu ce gros camarade.

Il désignait du regard le rhinocéros blanc.

Dix yards de plus, et c’était lui qui m’ajoutait à sa collection !

Le faible, en ce combat, trouve sa chance unique
Dans le pouvoir ailé d’un petit plomb conique.

J’espère que vous connaissez votre Gordon : il est le poète du cheval et du fusil, et il les manie comme il les chante.

Voici, maintenant, un bon outil : calibre 470, hausse télescopique, double éjecteur ; de but en blanc à 150 yards. Je l’utilisai il y a trois ans au Pérou contre les commandeurs d’esclaves. Je fus dans ce pays le fléau de Dieu. Aucun Livre Bleu n’en fait mention, mais je peux, moi, vous le dire. Il y a des moments dans la vie, jeune homme, où l’on doit s’arrêter à des questions de justice humaine, sans quoi l’on ne se sent plus jamais très propre. J’ai donc un peu fait la guerre pour mon compte. Je la déclarai moi-même, j’en supportai tous les frais, je la terminai tout seul. Chacune de ces coches, et il y en a quelques-unes, marque la fin d’un bourreau d’esclaves. La grande, là, est pour le plus féroce, Pedro Lopez, que je tuai sur une lagune du fleuve Putomayo. Mais tenez ! voici quelque chose qui fera votre affaire.

Il prit un très beau rifle à incrustations d’argent.

— Arme de précision, crosse caoutchoutée, cinq cartouches dans le magasin : vous pouvez vous fier à cela.

Il me tendit l’arme et referma le placard de chêne.

— À propos, continua-t-il, revenant s’asseoir, que savez-vous du professeur Challenger ?

— Je ne l’avais jamais vu jusqu’à ce jour.

— Moi non plus… Drôle de chose, tout de même, que de nous embarquer ainsi, emportant les ordres scellés d’un homme que nous ne connaissons ni l’un ni l’autre ! Il avait l’air d’une espèce de vieil oiseau arrogant ! Ses confrères ne semblent l’aimer que tout juste. D’où vient l’intérêt que vous prenez à son affaire ?

Je lui contai brièvement mes aventures du matin, et il m’écouta avec attention ; puis il prit une carte de l’Amérique du Sud, qu’il déploya sur la table.

— Je crois bien que Challenger ne vous a dit que la vérité, déclara-t-il gravement ; j’ai quelque autorité là-dessus, moi qui vous parle. J’aime l’Amérique du Sud. Considérez-la, de Darien à la Terre de Feu : c’est le plus vaste, le plus riche, le plus admirable morceau de notre planète. On ne le connaît pas encore. On ne se rend pas compte de ce que l’avenir lui réserve. Je l’ai parcouru de bout à bout ; j’y ai passé deux saisons sèches au temps où, comme je vous le disais, je guerroyais contre l’esclavage ; et il m’arriva de recueillir par là des récits du même genre que ceux dont vous a parlé Challenger, des traditions indiennes qui tenaient, sans