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NOUVELLES AVENTURES DE SHERLOCK HOLMES

— Ce que je m’attendais à y voir.

— Et pourquoi avez-vous frappé le pavé avec votre canne ?

— Mon cher docteur, c’est le moment d’observer et non de parler. Nous sommes des espions en pays ennemi ; nous voici à peu près édifiés sur Saxe-Coburg square. Explorons maintenant la partie qui est située derrière cette place.

La rue dans laquelle nous nous trouvâmes en quittant le square si peu fréquenté de Saxe-Coburg peut se comparer à ce qu’est l’envers d’une toile par rapport à l’endroit ; c’est une des artères principales de la Cité, une de celles qui se dirigent du nord à l’ouest et qui a le plus de trafic. La voie était obstruée comme si tout le commerce de la ville était venu s’y engouffrer en un double courant montant et descendant, tandis que les trottoirs étaient une fourmilière de piétons ; il semblait absolument impossible que les somptueux magasins et les grandes agences commerciales qui s’étalent dans cette rue eussent aussi accès sur le square si misérable et si peu fréquenté que nous venions de quitter.

— Voyons, dit Holmes en s’arrêtant au coin et en suivant des yeux la rangée de maisons ; il faut que je me rappelle l’ordre dans lequel elles sont placées. Vous connaissez ma vieille manie de toujours chercher à connaître Londres à fond. Voici d’abord Mortimer, le marchand de tabac, puis le petit magasin de journaux, la succursale pour le quartier de Coburg de la Banque suburbaine et de la Cité, le restaurant des Végétariens et le dépôt de Mac Farlane pour la construction des voitures : ceci nous mène jusqu’à l’autre pâté de maisons. Assez maintenant, docteur, nous avons bien travaillé ; prenons un peu de distraction. Un sandwich, une tasse de café et puis en route pour le monde du dilettantisme où tout est suave, délicat, harmonieux, et où nous ne trouverons pas de client à cheveux roux qui nous ennuie de ses turlupinades.

Mon ami Sherlock Holmes n’était pas seulement un musicien enthousiaste, mais aussi un habile exécutant et un compositeur émérite. Il passa tout l’après-midi dans sa stalle, battant doucement la mesure de ses doigts longs et effilés et jouissant du bonheur le plus complet. Son visage s’épanouissait en un sourire béat et ses yeux devenaient langoureux et rêveurs ; il ne restait plus rien de Holmes le fin limier, de Holmes l’implacable agent criminel que son esprit vif et perçant plaçait au premier rang parmi les policiers. La dualité de nature de ce singulier personnage s’affirmait tour à tour. À mon avis, l’extrême exactitude de Holmes et son astuce n’étaient que la réaction contre cet état d’âme poétique et contemplatif qui tendait à le dominer ; mais, grâce à l’élasticité de sa nature, il passait rapidement d’une langueur extrême à une énergie dévorante.

J’avais remarqué qu’il n’était jamais plus vraiment redoutable que lorsqu’il était resté plusieurs jours étendu dans son fauteuil, au milieu de ses improvisations et de ses éditions gothiques. Tout à coup la passion de la chasse le saisissait, et, telle était alors la puissance de son raisonnement que le public ignorant de sa méthode prenait pour des intuitions ce qui n’était que de simples déductions, se demandant où cet homme avait pu puiser une science si supérieure à celle de ses semblables. En le voyant, cet après-midi, absorbé par la musique à Saint-James’Hall, je prévoyais que les gens qu’il allait traquer passeraient un mauvais quart d’heure.

— Rentrez-vous, docteur ? me dit-il, en sortant du concert.

— Oui, je n’ai rien de mieux à faire.

— Quant à moi, je vais être fort occupé pendant quelques heures ; cette affaire de Coburg square est très grave ?

— Pourquoi très grave ?

— Parce que nous sommes en présence d’un attentat qui se prépare ; j’ai tout lieu de croire que nous arriverons à temps pour l’empêcher ; mais il faut nous hâter d’autant plus que c’est aujourd’hui samedi ; puis-je compter sur votre concours ce soir ?

— À quelle heure ?

— À dix heures !

— Parfait ; je serai chez vous à cette heure-là.