Page:Du Bellay - Œuvres complètes, édition Séché, tome 3.djvu/55

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L’honneste servitude où mon devoir me lie,
M’a fait passer les monts de France en Italie,
Et demourer trois ans sur ce bord estranger,

Où je vy languissant : ce seul devoir encore
Me peut faire changer France à l’Inde et au More,
Et le Ciel à l’Enfer me peut faire changer.

XXVIII

Quand je te dis adieu, pour m’en venir ici,
Tu me dis (mon Lahaye), il m’en souvient encore :
Souvienne toy, Bellay, de ce que tu es ore,
Et comme tu t’en vas retourne t’en ainsi.

Et tel comme je vins, je m’en retourne aussi :
Hormis un repentir qui le cœur me devore,
Qui me ride le front, qui mon chef decolore,
Et qui me fait plus bas enfoncer le sourci.

Ce triste repentir, qui me ronge, et me lime,
Ne vient (car j’en suis net) pour sentir quelque crime,
Mais pour m’estre trois ans à ce bord arresté :

Et pour m’estre abusé d’une ingrate esperance,
Qui pour venir ici trouver la pauvreté,
M’a fait (sot que je suis) abandonner la France.

XXIX

Je hay plus que la mort un jeune casanier,
Qui ne sort jamais hors, sinon aux jours de feste,
Et craignant plus le jour qu’une sauvage beste,
Se fait en sa maison luy mesme prisonnier.

Mais je ne puis aymer un vieillard voyager,
Qui court deçà delà, et jamais ne s’arreste,
Ains des pieds moins leger, que leger de la teste,
Ne sejourne jamais non plus qu’un messager.

L’un sans se travailler en seureté demeure,
L’autre qui n’a repos jusques à tant qu’il meure,
Traverse nuit et jour mille lieux dangereux :

L’un passe, riche et sot, heureusement sa vie,
L’autre plus souffreteux qu’un pauvre qui mendie,
S’acquiert en voyageant un sçavoir malheureux.