Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/126

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car je m’imagine que vous aurez à subir une série de préfets et de secrétaires généraux qui vous feront la vie dure. Vous avez été fidèle à l’Empire ; l’Empire s’en va, partez avec lui. » Il se leva brusquement, fit deux ou trois fois le tour de son cabinet, en faisant virer son binocle, selon son habitude, et me dit : « Vous avez raison ; je vais donner ma démission ; j’ai une maisonnette dans le Jura, j’irai. »

Je pris congé ; au moment où, lui serrant la main, j’allais sortir, mes yeux tombèrent sur une armoire de chêne, fermée à triple serrure, qui occupait toute une paroi du cabinet. Cette armoire, je la connaissais ; j’en avais eu les clefs, je l’avais ouverte et j’avais lu, un à un, avec une curiosité passionnée, les papiers qu’elle contenait. C’est là que l’on enfermait les « dossiers à classer », c’est-à-dire les dossiers des affaires auxquelles on n’avait pas donné suite, que l’on n’avait point communiquées à la justice et dont la divulgation aurait causé à la société française un préjudice irréparable. Le premier dossier que j’y avais examiné était celui qui relatait et reproduisait les faux en écritures publiques commis par cet adversaire de l’Empire dont j’ai déjà parlé[1]. La quantité et surtout la qualité des gens qui avaient là leur nom, avec une tache que la publicité eût rendue ineffaçable, étaient douloureuses et m’avaient fait comprendre que Gabriel Delessert, après son entrée à la préfecture de Police, en 1835 ou 1836, fût tombé malade de dégoût.

Je dis à Mettetal : « Vous n’allez pas laisser cette armoire ici ? — Mais elle appartient à l’administration. » Évidemment je fus éloquent, car je le persuadai. Je lui dis que, si cette armoire appartenait à une administration régulière, elle devenait une sorte de péril social sous une administration de hasard, dont la durée n’était rien moins que probable. « Il n’est pas excessif de supposer que, dans un mois, la préfecture de Police sera sous la direction de Blanqui, de Delescluze ou de Félix Pyat. Mis aux enchères, sur une table de « chantage », les dossiers qui sont là valent plusieurs centaines de millions ; il faut les soustraire à des curiosités malsaines, à des indiscrétions et, coûte que coûte, les faire disparaître, quitte à les remettre à qui de droit, lorsque l’on sera rentré dans un ordre de choses sérieux. Mettetal m’avait écouté attentivement et me dit : « Vous avez encore raison.

  1. Voir tome I, page 172.