Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/130

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moins — à qui s’évaderait de la ville que l’ennemi allait menacer et que guettait la révolution. Grâce à un chef d’équipe auquel j’avais jadis été utile et que ma bonne fortune me fit apercevoir, je pus obtenir immédiatement nos billets. Piétri était fort calme, nous nous promenions en parlant italien, bras dessus bras dessous, au milieu de la foule, paraissant indifférents et n’en examinant pas moins les visages, afin de reconnaître ceux qui auraient pu nous inspirer quelques soupçons.

Je vis passer plus d’un personnage qui se hâtait : le vicomte de Vougy, directeur des Télégraphes, Alfred Blanche, secrétaire général de la préfecture de la Seine, et des magistrats et des conseillers d’État, et des députés, et des sénateurs qui, trois jours auparavant, pouvaient croire encore à leur importance. Les heures passaient, la bousculade était telle que les trains ne pouvaient partir. Nul ne semblait faire attention à Piétri. Tout à coup, il me serra le bras et, des yeux, m’indiqua deux hommes qui nous regardaient ; je les reconnus et, tout en repoussant la pensée qui me vint à l’esprit, j’eus un battement de cœur, car c’étaient deux agents du service de la sûreté.

L’un se nommait Mélin ; très adroit, en relations constantes avec les grandes maisons financières et les administrations de chemins de fer, habile à découvrir les faux billets, il m’avait initié aux procédés des faussaires, lorsque j’avais fait mon étude sur la Banque de France ; l’autre était le bras droit de Claude, chef de la sûreté ; il s’appelait Souvras, était brigadier du service de la voie publique et cachait sous des apparences un peu mièvres, qu’augmentait encore son joli visage, une finesse redoutable et un courage sans intermittence. C’est avec Souvras que j’avais parcouru les garnis infâmes, les bals interlopes, les cabarets périlleux, les fours à chaux des carrières d’Amérique où logent, se divertissent, se grisent et se réfugient les malfaiteurs. Tous deux étaient d’anciens sous-officiers. À travers la foule et ne me perdant pas des yeux, ils vinrent vers moi si directement qu’il n’y eut pas moyen de les éviter. Je dis à Piétri : « Quittez-moi. » Il me répondit : « C’est inutile, ils m’ont vu. »

Ils m’abordèrent, sans paraître même apercevoir mon compagnon ; nous échangeâmes un bonjour et voici, comme si je l’avais sténographiée sur place, la conversation que j’eus avec eux : « Eh ! que faites-vous ici ? — Nous faisons une