Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/131

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filature. Nous sommes chargés par notre préfet d’aujourd’hui de filer notre préfet d’avant-hier et de l’arrêter, si nous le rencontrons ; mais c’est un malin et il ne se laissera pas pincer. — Êtes-vous nombreux à sa recherche ? — Ici il n’y a que nous ; mais à toutes les gares il y a deux agents, pour lui mettre la main dessus. Quand je dis que c’est une « filature », je me trompe, c’est plutôt une flânerie ; nous ferons buisson creux. — Pourquoi ? — Pourquoi ? mais simplement parce que nous savons où il est, notre préfet ; il n’a pas été si bête ; il s’est donné de l’air. — Où donc est-il ? » Mélin, qui me parlait, regarda Piétri, dont le sourire se dissimulait mal, et me répondit : « Il est à Bruxelles, depuis hier matin. » Puis, changeant brusquement de ton, il me dit : « Vous ne vous amusez guère au milieu de cette cohue ; voulez-vous monter tout de suite en wagon ? Je connais le chef de gare ; rien n’est plus facile. » Une pression du bras de Piétri me fit comprendre que je pouvais accepter. Mélin nous plaça près d’une petite porte vitrée en me disant : « Attendez-moi là », et disparut.

Cinq minutes après, il revenait et nous le suivîmes ; nous nous trouvâmes sur le quai de départ, en face d’un train en formation. Mélin appela un employé, nous fit ouvrir un wagon, nous aida à y monter, referma la portière et nous dit avec un gros éclat de rire : « Vous pouvez dormir, si vous en avez envie ; je vous réponds que personne ne viendra vous déranger. » Il était alors environ neuf heures un quart ; le convoi ne partit qu’à minuit. Pendant ces trois heures, Souvras et Mélin, comme de bons soldats en faction, se promenèrent devant notre wagon. Lorsque enfin le train s’ébranla, ils se découvrirent et saluèrent Piétri, qui leur fit un signe de la main.

Ces deux braves gens venaient de sauver leur ancien maître et d’éviter une sottise à leur nouveau préfet. Quelques minutes avant notre départ, je m’étais penché à la portière et j’avais dit à Souvras d’envoyer le lendemain matin sa femme chez Mme Piétri, pour la prévenir que tout s’était bien passé. Je dirai tout de suite que Mme Piétri rejoignit son mari à Genève, huit jours plus tard. La chute de l’Empire, la chute de son mari lui avaient causé une douleur intense, mais ce qui lui tenait le plus au cœur, c’est qu’elle avait appris que Kératry se servait de sa voiture. Deux ans après, elle m’en parlait encore avec ressentiment.