Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/135

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Que cette sornette ait traversé des cervelles sans culture, que nulle fable n’a jamais étonnées, cela peut, à la rigueur, se comprendre ; mais des intelligences d’élite n’ont pas eu le courage de repousser cette illusion. Le 6 septembre, vers quatre heures de l’après-midi, Jules Simon, qui venait de prendre possession du ministère de l’Instruction publique, réunit ses chefs de service et leur dit : « Nous lutterons en rase campagne, aux forts détachés, à l’enceinte des fortifications ; nous nous défendrons dans les rues de maison en maison ; nous referons Sagonte et Saragosse ; donc faites partir vos femmes et vos enfants ; à moins que la République n’ait été proclamée à Berlin, ce qui, dans l’état actuel de l’opinion allemande, n’aurait rien d’improbable, car, hier, nous avons offert un grand exemple à l’Europe. » Une heure après, Armand du Mesnil, directeur de l’Enseignement supérieur, actuellement conseiller d’État, me répétait ces paroles et levait les épaules, en me disant : « Ma parole d’honneur, ils sont fous ! »

Quoi que l’on ait pu penser du caractère de Jules Simon, l’homme était doué d’une intelligence remarquable ; en cette circonstance, il était pénétré, à son insu, malgré lui peut-être, par les idées, par les erreurs ambiantes dont les foules s’étaient engouées.

On ne se repaissait pas seulement de rêves, assez innocents en somme, on en faisait de plus mauvais, qui pouvaient conduire à des crimes. Le 6 septembre dans la journée, une foule composée de gardes nationaux, de gardes mobiles, de francs-tireurs de tout travestissement, de curieux et de femmes, encombre la rue de Rivoli et entoure un fiacre qui marche au pas. Qu’est-ce donc ? On s’informe, on questionne. Des gens, tous très bien informés, répondent que c’est un espion prussien que l’on vient d’arrêter, au moment où il levait les plans du château de Vincennes. C’était clair, nul doute n’était possible. L’espion prussien, dont les vêtements étaient en lambeaux, était un homme court, trapu, de visage assez renfrogné et de chevelure toute blanche ; il ne baissait pas les yeux devant les injures de la multitude. Malgré sa force apparente, on reconnaissait en lui un vieillard, presque un octogénaire. Le peloton en armes qui serrait la voiture de près empêchait ce malheureux d’être massacré. À ceux qui criaient : « À mort le Prussien, à mort l’espion ! » on répondait : « Il va passer devant une cour martiale. » À