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grand-peine on put amener le fiacre jusqu’à l’hôtel du général Trochu. La foule s’engouffra dans la cour. La rumeur était énorme ; on n’entendait qu’un cri : « À mort ! »

Trochu et son aide de camp, le général Schmitz, accoururent sur le perron, ne sachant ce que signifiait ce tumulte. Au milieu des vociférations, Trochu comprit qu’on lui amenait un espion dangereux et que le peuple demandait justice. Il prononça son quos ego ! La tourbe populaire fit silence un instant ; elle entendit la promesse qui lui fut faite de livrer le coupable à la vindicte des lois et fut flattée d’être félicitée de sa vigilance. On fit descendre l’espion ; en mettant le pied sur la première marche du perron, il dit : « Quels imbéciles ! » On se hâta de le faire entrer et disparaître dans l’hôtel du gouverneur de Paris, où — nul n’en doutait — la cour martiale siégeait en permanence.

L’homme qui venait d’échapper à la mort horrible que le peuple, comme les Ménades, réserve à ceux qu’il n’aime pas, était le vieux maréchal Vaillant[1]. Grand amateur d’horticulture, il avait une maison avec assez grand jardin à Saint-Mandé ; il y cultivait des fleurs, des légumes et surtout des pommes de terre, qu’il déclarait supérieures aux meilleures truffes du Périgord. Il avait été, le matin, se promener devant le fort de Vincennes, l’examinant avec l’œil d’un officier du génie et se demandant sans doute de quels ouvrages on devait l’entourer, dans le cas où les Allemands forceraient la ligne des forts détachés qui, de ce côté, protégeaient les approches de Paris. Des francs-tireurs qui flânaient par là, en quête de filles ou de cabarets, l’aperçurent. Un homme qui regarde un château fort ne peut être qu’un espion.

Cela remet en mémoire une charge de Daumier : un bourgeois est collé contre un arbre et écarquille des yeux effarés en voyant une vache ; il dit : « Un animal à cornes ! Ce ne peut être qu’un taureau ; si c’est un taureau, il doit être furieux ! » Ainsi raisonnent les bourgeois de Daumier, ainsi raisonne la foule. En temps de choléra, elle égorge les passants qu’elle accuse d’empoisonner les fontaines publiques ; en temps de guerre, elle tente de massacrer les maréchaux de France qu’elle prend pour des espions. Le plus cruel, c’est qu’elle est de bonne foi. La persuasion que

  1. Vaillant (1790-1872). Ancien officier du Premier Empire maréchal en 1851, ministre de la Guerre (1854-1859) ; ministre de la Maison de l’Empereur (1860-1870). (N. d. É.)