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lisé de reconnaître que nous n’acceptions pas d’un cœur résigné la perte de l’Alsace et de la Lorraine. Il fit sa grosse voix et parla de venir encore punir la superbe du Gaulois.

Le maréchal savait qu’en cas de guerre nous aurions à peine un semblant d’armée à opposer à nos adversaires, dont l’enivrement du triomphe récent doublait l’effectif moral ; il comprit qu’une rencontre, ne coûtât-elle qu’un fantassin à l’ennemi, donnerait à celui qui nous cherchait une « querelle d’Allemand » le droit de nous accabler sous des conditions intolérables. Il agit en conséquence et, sans même mettre la main à la garde de l’épée, il força le prince de Bismarck à reculer. Il expédia à tous les généraux, à tous les chefs d’administrations civiles relevant de l’État et des communes, l’ordre d’avoir à se retirer dès que les approches de l’ennemi seraient signalées et de ne tolérer aucun contact avec lui. On devait lui laisser faire les réquisitions, le laisser s’emparer du bétail, vider les caisses, à sa guise, sans même essayer de lui résister.

Il le dit crûment à l’ambassadeur d’Allemagne : « Nous irons, s’il le faut, jusqu’aux Pyrénées, jusqu’aux Alpes, mais vous n’entendrez pas le bruit de nos fusils. Vous entrerez chez nous comme des brigands dans une maison inhabitée. Vous nous volerez, vous nous pillerez à votre aise. J’ai signalé vos projets et j’ai fait connaître les miens à la Russie et à l’Angleterre ; l’Europe vous jugera. Je vous donne ma parole d’honneur que je le ferai comme je le dis. Venez maintenant, si vous l’osez. » L’Angleterre et la Russie, par Lord Odo Russell[1] et par le chancelier Gortschakoff, intervinrent à Berlin et firent comprendre au prince de Bismarck que l’on ne tolérerait pas cet acte de piraterie. Quelques jours après, l’empereur Guillaume dit à Gontaut-Biron, notre ambassadeur : « Il paraît que l’on a voulu nous brouiller dernièrement, mais tout est arrangé ; écrivez-le au maréchal. » C’est le prince Gortschakoff qui, au mois de septembre 1875, m’a raconté les détails de cet incident qui aurait pu être désastreux pour la France, si le maréchal Mac-Mahon, avec autant de hardiesse que d’à-propos, n’avait, sous sa propre responsabilité, adopté une mesure extrême, qui dut coûter à son cœur de soldat.

  1. Russell (Odo-William) Lord Amphtill, 1829-1884. Ambassadeur à Berlin depuis 1871, il fut un des représentants de la Grande-Bretagne au Congrès de Berlin, en 1878. (N. d. É.)