Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/313

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Si les partis politiques lui laissaient peu de repos, son intérieur même — son home — ne lui en accordait guère. Sa femme, qui était Castries en son nom, ultra-légitimiste, rêvant la reconstitution d’une cour où elle aurait joui d’une situation privilégiée, volontiers intrigante, large de sa personne plus que de son esprit, plus semblable à une bourgeoise engraissée derrière son comptoir qu’à une duchesse, lui cherchait bien des chicanes ; elle tournait le dos aux personnages républicains qu’il lui présentait et ne lui parlait que du Roi, du petit-fils de saint Louis, du descendant d’Henri IV, de l’héritier de Louis XIV.

La République lui faisait horreur et, à parler franchement, elle n’y comprenait rien. Volontiers elle eût comparé Ernest Picard à Marat et Dufaure à Robespierre. Elle ne vivait que de préjugés et s’en gorgeait. S’il n’eût tenu qu’à elle, le maréchal serait parti à la tête de ses troupes, pour une nouvelle croisade, — Dieu le veut ! Dieu le veut ! — aurait été chercher le comte de Chambord, afin de le conduire à Reims et de l’y faire sacrer. Aux objurgations de sa femme, le pauvre homme répondait : « Laisse-moi tranquille. » Elle insistait, il s’irritait, devenait grossier et lui criait un mot que l’histoire a enregistré, depuis que Cambronne l’a prononcé. Elle se mettait à pleurer, jurait qu’on ne l’y prendrait plus et recommençait le lendemain.

Avec sa femme, le maréchal se débattait contre la légitimité agressive et maladroite ; avec son secrétaire intime, son conseiller favori, qui était son cousin Emmanuel d’Harcourt, il avait à lutter contre l’orléaniste ardent, mais rusé, espérant conduire à bon port la barque du comte de Paris, sans que personne s’en aperçût. Lorsque, après avoir entendu les phrases pathétiques de sa femme et les avis susurrés par Emmanuel d’Harcourt, le maréchal disait : « Ces b…-là me font perdre la tête », il n’exprimait que la vérité ; pour se calmer, il consultait le duc d’Audiffret-Pasquier, qui l’engageait à jeter, sans plus tarder, les républicains par la fenêtre. Cela lui semblait excessif ; alors il faisait appeler Édouard Bocher, lui demandait : « Que faut-il faire ? » et entendait cette réponse : « Être très prudent, très patient et savoir attendre. » Un jour qu’il avait eu plusieurs entretiens particuliers avec diverses « sommités » politiques, il dit : « Je commence à croire que tous ces gens-là se f… de moi. » Quant à lui, je ne serais pas surpris qu’il eût secrètement penché