Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/347

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inconnus. Le spectacle n’est pas fait pour rassurer les cœurs, il est attristant. L’heure est mauvaise, elle est ce que les saint-simoniens appelaient une époque critique, période pénible qui s’est souvent présentée dans notre histoire ; on semble être dans un brouillard mal propice aux découvertes ; on cherche et l’on ne trouve pas. Pour échapper aux angoisses du moment — qui ne sera qu’un moment — et que je traverse aux heures de la vieillesse, d’où naît une incurable lassitude, je n’ai eu qu’un remède ; je l’indique et je le recommande, car il est souverain : c’est le travail. Je veux que la mort me surprenne au milieu de ma besogne. En parlant ainsi, je ne fais que traduire Ovide :

Cum moriar, medium solvar et inter opus…

Grâce au labeur constant dont j’ai occupé ma vie, j’ai pu m’isoler des choses éphémères, ne point participer aux médiocrités de la politique et rester insensible à ces crises ministérielles qui, disait-on, devaient entraîner la ruine générale et auxquelles on ne pensait plus le lendemain. Les nations ont la vie dure, la France plus que nulle autre. Elle n’est morte ni de Malplaquet, ni de Waterloo, ni de Sedan ; elle ne s’est pas suicidée pendant la Ligue, ni pendant la Terreur, ni pendant la Commune. Elle a de la vitalité, la bonne mère, et ce serait folie de la croire perdue, parce qu’elle divague de temps en temps. Les astres sont parfois obscurcis, ce n’est qu’une éclipse ; leur éclat n’en brillera pas moins à l’horizon. C’est aux enfants à relever l’héritage que les pères ont laissé péricliter. La génération qui grandit à cette heure réparera les fautes de la nôtre ; elle sera plus forte et moins rêveuse ; moins rêveuse surtout, je le lui souhaite. Ce que j’en sais me rassure ; elle est pleine de bon vouloir et cherche un pôle ; le jour où elle rencontrera la direction qui lui fait encore défaut, elle ne restera ni languissante, ni stérile ; j’ai confiance.

Les enfants qui naissent aujourd’hui seront des hommes lorsque ce livre tombera peut-être entre leurs mains. Si je pouvais leur parler avec l’espoir d’être écouté, je leur dirais : Étudiez l’histoire des autres nations, afin d’apprendre à être modestes. Quelles que soient vos douleurs patriotiques, ne haïssez jamais ; la haine est mauvaise conseillère, la colère engendre les vanités et les vanités sont dangereuses ; évoquez en vous l’esprit de justice et, tout en souffrant du mal que les autres vous font, souvenez-vous de celui que nous leur