Page:Du Camp - Souvenirs d’un demi-siècle, tome 2.djvu/348

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avons fait. La vie est, comme le chemin d’Hercule, peuplée de monstres ; la massue qui seule les tuera, c’est le travail. Nul peuple n’est le premier peuple du monde, sachez-le bien, mais tout peuple a sa vertu particulière, d’où peut jaillir sa grandeur.

Les hommes de mon âge ont été, en pleine virilité, frappés d’un coup qui n’a pas été mortel, mais peu s’en est fallu. En 1870 la défaite de la France nous jetant bas du haut de nos illusions, en 1871 la Commune nous prouvant, malgré nos croyances à l’adoucissement des mœurs et au progrès humain, que l’animalité des premiers jours de la création n’était qu’endormie et se réveillait au choc des événements ; cet effondrement du pays, cet accès de barbarie primitive ont tué quelque chose en nous qui jamais n’a ressuscité. Dans notre existence, une barrière s’est dressée que nous n’avons plus franchie. Le passé s’est clos sur nous et nous a enveloppés ; nous y sommes demeurés sans goût pour le présent, sans sécurité pour l’avenir. Comme des officiers que l’on met trop tôt à la retraite, nous sommes restés découragés, nous ne nous sommes plus mêlés à l’action et nous n’avons été que des spectateurs. À qui le tour ? Le nôtre n’est plus.

Ce que nous avons regardé n’était point pour nous plaire ; car, en somme, nous n’avons vu que des compétitions politiques, souvent surprenantes par l’infériorité de ceux qui les mettaient en œuvre. Je ne clignerais pas des yeux pour être maire de mon village ou empereur d’Occident ; aussi je n’ai jamais compris l’attrait que le pouvoir exerce sur certaines âmes et qui les pousse à des vilenies que nul galant homme n’accepterait dans la vie privée. Après la mort de l’Empereur, le prince Napoléon veut se substituer au Prince impérial ; le prince Victor se déclare prétendant contre le prince Napoléon, qui est son père ; le comte de Paris acceptait volontiers la couronne au détriment du comte de Chambord, et le duc d’Aumale est tout prêt à saisir le pouvoir au préjudice du comte de Paris ; à Berlin, le vieux Guillaume éloignait systématiquement des affaires son fils Frédéric. Partout jalousie, discorde, brigues, conspirations de famille, ouverture de succession du vivant même du propriétaire légitime. Et tout cela pourquoi ? Pour périr, pour être chassé comme un malfaiteur, pour végéter en exil, pour être mis dehors par les épaules et traîner des jours obscurs, faits de jactance et de regrets.