Page:Du Deffand - Correspondance complète de Mme Du Deffand avec ses amis, tome 1.djvu/265

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je sais, c’est que je m’ennuie à la mort. Si vous voyez Silva[1], ne lui parlez pas du régime qu’observe madame de Pecquigny, elle m’en saurait mauvais gré. Elle m’a fait rester à table aujourd’hui tête à tête avec elle cinq grands quarts d’heure à la voir pignocher, éplucher et manger tout ce qu’elle a commencé par mettre au rebut : elle est insupportable je vous le dis pour la dernière fois, parce que je ne veux pas me donner la licence d’en parler davantage. Je sens que cela serait malsonnant, couchant sous le même toit et mangeant sur la même nappe. Ah ! quel toit ! ah ! quelle nappe ! Si jamais je quitte ce lieu-ci, je crois que je n’y reviendrai guère. Deux mois entiers, cela ne se peut pas, j’en deviendrais folle ; je me laisse mourir de faim pour qu’il ne me manque aucune privation ; encore si je commençais les eaux, ce serait une occupation : mais point du tout, il faut que j’attende je ne sais combien de jours.

J’ai vu aujourd’hui notre belle compagnie. M. du Deffand n’est pas du nombre ; il y a une religieuse de Fontevrault, qui s’appelle Tavannes ; un président du présidial d’Abbeville, qui a un habit d’écarlate galonné d’or avec des franges : rien n’est plus magnifique ni plus convenable au lieu et à la saison. On nous l’avait annoncé pour un gros joueur, et qui serait ravi de faire notre partie et de quitter le petit jeu qu’il avait été forcé de jouer : En effet, il a joué aujourd’hui au piquet au liard, et a consenti que sa femme jouât au quadrille au douze sous, à condition qu’il n’y aurait point de queue ; mais quoiqu’elle ait gagné un petit écu, il y aura une réforme, et demain nous ne jouerons qu’au deux ou trois sous. Tout ce que je vous mande là n’est-il pas bien intéressant ? Cela est affreux, et en voilà cependant pour deux mois. Nous espérons M. et madame de Rosambeau, je voudrais qu’ils y fussent. Bonsoir, je vais essayer de dormir. Je reprendrai demain mon griffonnage.

Mercredi, à onze heures.

Je n’ai point dormi ; mais comme rien n’a encore paru, j’ai pris une pinte d’eau qui m’a très-bien passé : je sens que je dînerai avec appétit ; cette après-dînée j’irai faire des visites, et j’espère que je pourrai me coucher et m’endormir de bonne heure. Il n’y aurait pas de malheur plus grand que d’avoir ici des insomnies. Je n’ai point encore eu de nouvelles de Formont ; je n’ose espérer de l’avoir sitôt ; je n’ose pas me flatter

  1. Fameux médecin du temps. (L.)