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SANGLOTS D’AUTOMNE

peine et toute joie de moi. Un égocentrisme aussi complet serait idéal…

Je tressaille. Quelqu’un, derrière moi, me touche l’épaule. Je réponds par un grognement et me retourne. C’est un petit bonhomme, gonflé comme un ballon, dans son uniforme de toile grossie par la pluie.

Je le reconnais. Il est venu me demander plusieurs fois une pommade blanche mentholisée que l’on met sur le front pour calmer la migraine.

Toujours mal à la tête ? lui demandai-je.

Eh, dame !… tu comprends…

Je comprends, en effet. Et je me sens soulagé. Heureux, presque, d’avoir trouvé un frère inconnu. Lui aussi a le spleen comme moi ; comme tous les autres, par la même cause. Car le mal est général.

Hier soir, ma table — d’ordinaire assez bruyante, sinon absolument gaie — présentait l’aspect réjouissant d’un transport funèbre de première classe. Six têtes longues comme des journées sans pain…

Le plus jeune de nous n’était pas maître de lui. Ses gestes habituellement adroits manquaient d’aisance. Il finit par renverser de l’huile dans le café de son voisin, qui, sans prononcer un mot, donna un formidable coup de poing sur la planche, faisant culbuter tous les couverts. Un autre, de plus en plus sombre, mangeait à peine. Un autre encore n’avait pas même apporté d’assiette devant lui. Il regardait dans le vide, sans prononcer un mot. Quant au cinquième, il dîna de deux cigarettes fumées