Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/175

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En un instant on sut au dehors tout ce qui venait de se passer au dedans.

Comme l’avait dit monsieur de Losme, la population sortait de dessous les pavés. Cent mille hommes entouraient la Bastille.

Ce n’étaient plus seulement des ouvriers, c’étaient des citoyens de toutes les classes ; ce n’étaient plus seulement des hommes, c’étaient des enfants, c’étaient des vieillards.

Et tous avaient une arme, tous poussaient un cri. De place en place, au milieu des groupes, on voyait une femme éplorée, échevelée, les bras tordus, maudissant le géant de pierre avec un geste désespéré.

C’était quelque mère dont la Bastille venait de foudroyer le fils, quelque femme dont la Bastille venait de foudroyer le mari.

Mais depuis un instant la Bastille n’avait plus de bruit, plus de flamme, plus de fumée. La Bastille était éteinte. La Bastille était muette comme un tombeau.

On eût voulu compter inutilement toutes les taches de balles qui marbraient sa surface. Chacun avait voulu envoyer son coup de fusil à ce monstre de granit, symbole visible de la tyrannie.

Aussi, lorsque l’on sut que la terrible Bastille allait capituler, que son gouverneur avait promis de la rendre, personne ne voulait y croire.

Au milieu du doute général, comme on attendait en silence, on vit, par une meurtrière, passer une lettre piquée à la pointe d’une épée. Seulement, entre le billet et les assiégeants, il y avait le fossé de la Bastille, large, profond, plein d’eau.

Billot demanda une planche : trois sont essayées et apportées sans pouvoir atteindre le but qu’il se propose, trop courtes qu’elles sont. Une quatrième touche les deux lèvres du fossé.

Billot l’assujetti de son mieux, et se hasarde sans hésiter sur le pont tremblant.

Toute la foule reste muette ; tous les yeux sont fixés sur cet homme, qui semble suspendu au-dessus du fossé, dont l’eau stagnante semble celle du Cocyte. Pitou, tremblant, s’assied au revers du talus, et cache sa tête entre ses deux genoux.

Le cœur lui manque, il pleure.

Tout à coup, au moment où Billot atteint les deux tiers du trajet, la planche vacille, Billot étend les bras, tombe, et disparaît dans le fossé.

Pitou pousse un rugissement, et se précipite après lui comme un terre-neuve après son maître.

Un homme alors s’approche de la planche du haut de laquelle vient d’être précipité Billot.