Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/244

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sentiment, les premières gouttes d’un fiel qui devait aller au sang en coulant sans cesse.

C’est enfin la femme du troisième portrait de la galerie de Versailles, c’est-à-dire non plus Marie-Antoinette, non plus la reine de France, mais celle qu’on commençait à ne plus désigner que sous le nom de l’Autrichienne.

Derrière elle était, à demi couchée dans l’ombre, une jeune femme immobile, la tête renversée en arrière, sur le coussin d’un sofa et la main appuyée sur son front.

C’était madame de Polignac.

En apercevant monsieur de Lambesc, la reine avait fait un de ces gestes de joie désespérée qui veulent dire :

— Enfin, nous allons donc tout savoir.

Monsieur de Lambesc s’était incliné avec un signe qui demandait pardon à la fois pour ses bottes souillées, pour son habit poudreux et pour son sabre faussé, qui n’avait pu rentrer entièrement dans le fourreau.

— Eh bien ! monsieur de Lambesc, dit la reine, vous arrivez de Paris ? — Oui, Votre Majesté. — Que fait le peuple ? — Il tue et brûle. — Par vertige ou par haine ? — Mais non, par férocité.

La reine réfléchit, comme si elle eut été disposée à partager son avis sur le peuple. Puis, secouant la tête :

— Non, prince, dit-elle, le peuple n’est pas féroce, sans raison du moins. Ne me cachez donc rien. Est-ce du délire ? Est-ce de la haine ? — Eh bien ! je crois que c’est une haine poussée jusqu’au délire, Madame. — Haine de qui ? Ah ! voilà que vous hésitez encore, prince ; prenez garde, si vous racontez de la sorte, au lieu de m’adresser à vous, comme je le fais, j’enverrai un de mes piqueurs à Paris ; il lui faudra une heure pour aller, une heure pour s’informer, une heure pour revenir, et dans trois heures, cet homme me racontera les événements, purement et naïvement comme un héraut d’Homère.

Monsieur de Dreux-Brézé s’avança le sourire sur les lèvres.

— Mais, Madame, dit-il, que vous importe la haine du peuple ; cela ne doit vous regarder en rien. Le peuple peut tout haïr, excepté vous.

La reine ne releva même pas la flatterie.

— Allons ! allons ! prince, dit-elle à monsieur de Lambesc, parlez. — Eh bien ! oui, Madame, le peuple agit en haine. — De quoi ? — De tout ce qui le domine. — À la bonne heure ! voilà la vérité, je la sens, fit résolument la reine. — Je suis soldat. Votre Majesté, fit le prince. — Bien ! bien ! parlez-nous donc en soldat. Voyons, que faut-il faire ? — Rien ! Madame. — Comment ! rien, s’écria la reine, profitant du murmure soulevé par ces paroles parmi les habits brodés et les épées d’or de