Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/334

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carde blanche. Il y avait une cocarde blanche au chapeau du bailly de Suffren, lorsqu’il rétablit notre pavillon dans la presqu’île de l’Inde. Il y avait une cocarde blanche au chapeau d’Assas, et c’est à cela que les Allemands le reconnurent, la nuit, quand il se fit tuer plutôt que de laisser surprendre ses soldats. Il y avait une cocarde blanche au chapeau du maréchal de Saxe, lorsqu’il battit les Anglais à Fontenoy. Il y avait, enfin, une cocarde blanche au chapeau de monsieur de Condé, lorsqu’il battit les impériaux à Rocroy, à Fribourg et à Lens. Voilà ce qu’a fait la cocarde blanche, et bien d’autres choses encore, mon cher Billot ; tandis que la cocarde nationale, qui fera peut-être le tour du monde, comme l’a prédit Lafayette, n’a encore eu le temps de rien faire, attendu qu’elle existe depuis trois jours. Je ne dis pas qu’elle restera oisive, comprenez-vous ; mais enfin, n’ayant encore rien fait, elle donne au roi le droit d’attendre qu’elle fasse. — Comment ! la cocarde nationale n’a rien fait encore, dit Billot, est-ce qu’elle n’a pas pris la Bastille ? — Si fait, dit tristement Gilbert, vous avez raison, Billot. — Voilà pourquoi, reprit triomphalement le fermier, voilà pourquoi le roi devrait la prendre.

Gilbert donna un grand coup de coude dans les côtes de Billot, car il s’était aperçu que le roi écoutait ; puis, tout bas :

— Êtes-vous fou ? Billot, dit-il ; et contre qui donc a été prise la Bastille ? contre la royauté, ce me semble. Et voilà que vous voulez faire porter au roi les trophées de votre triomphe et les insignes de sa défaite ? Insensé ! Le roi est plein de cœur, de bonté, de franchise, et voilà que vous voulez en faire un hypocrite ? — Mais, dit Billot plus humblement, mais cependant sans s’être rendu tout à fait, ce n’est pas précisément contre le roi que la Bastille a été prise, c’est contre le despotisme.

Gilbert haussa les épaules, mais avec cette délicatesse de l’homme supérieur qui ne veut pas mettre le pied sur son inférieur de peur de l’écraser.

— Non, continua Billot en s’animant, ce n’est pas contre notre bon roi que nous avons combattu, c’est contre ses satellites.

Or, à cette époque, on disait, en politique, satellites au lieu de soldats, comme on disait au théâtre, coursier au lieu de cheval.

— D’ailleurs, continua Billot avec une apparence de raison, il les désapprouve, puisqu’il vient au milieu de nous ; et s’il les désapprouve, il nous approuve. C’est pour notre bonheur et son honneur que nous avons travaillé, nous autres vainqueurs de la Bastille. — Hélas ! hélas ! murmura Gilbert, qui ne savait trop lui-même comment concilier ce qui se passait sur le visage du roi avec ce qui se passait dans son cœur.

Quant au roi, il commençait, au milieu du murmure confus de la marche, à percevoir quelques mots de la discussion engagée à ses côtés.