Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/372

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Pitou leva timidement la tête et jeta les yeux sur le papier qui était devant le docteur.

— Il y a des chiffres, dit-il. —Voilà, il y a des chiffres. Eh bien ! ces chiffres sont à la fois la ruine et le salut de la France. — Tiens ! fit Billot. — Tiens ! tiens ! répéta Pitou. — Ces chiffres-là imprimés demain, continua le docteur, iront demander au palais du roi, au château des nobles et aux chaumières des pauvres le quart de leur revenu. — Hein ? fit Billot. — Oh ! ma pauvre tante Angélique, murmura Pitou, quelle grimace elle va faire ! — Qu’en dites-vous, mon brave ? continua Gilbert. On fait des révolutions, n’est-ce pas ? Eh bien ! on les paie. — C’est juste, répondit héroïquement Billot. Eh bien ! soit, on paiera. — Parbleu ! fit Gilbert, vous êtes un homme convaincu, et votre réponse n’a rien qui m’étonne ; mais ceux qui ne sont pas convaincus… — Ceux qui ne le sont pas ?… — Oui, que feront-ils ? — Ils résisteront, fit Billot d’un ton qui voulait dire qu’il résisterait vigoureusement, lui, si on lui demandait le quart de son revenu pour accomplir une œuvre contraire à ses convictions. — Alors, lutte, fit Gilbert. — Mais la majorité… dit Billot. — Achevez, mon ami. — La majorité est là pour imposer sa volonté. — Donc, oppression.

Billot regarda Gilbert avec doute d’abord, puis un éclair intelligent brilla dans son œil.

— Attendez, Billot, fit le docteur, je sais ce que vous allez me dire. Les nobles et le clergé ont tout, n’est-ce pas ? — C’est certain, dit Billot. Aussi les couvents… — Les couvents ? — Les couvents regorgent. — Notum certumque, grommela Pitou. — Les nobles ne paient pas un impôt comparatif. Ainsi, moi fermier, je paie plus du double d’impôts, à moi seul, que les trois frères de Charny mes voisins, qui ont à eux trois plus de deux cent mille livres de rente. — Mais, voyons, continua Gilbert, croyez-vous que les nobles et les prêtres soient moins Français que vous ?

Pitou dressa l’oreille à cette proposition, qui sonnait l’hérésie en un temps où le patriotisme se mesurait à la solidité des coudes sur la place de Grève.

— Vous n’en croyez rien, n’est-ce pas ? mon ami : vous ne pouvez reconnaître que ces nobles et ces prêtres qui absorbent tout et ne rendent rien soient aussi patriotes que vous ? — C’est vrai. — Erreur, mon cher, erreur. Ils le sont plus, et je vais vous le prouver. — Oh ! par exemple, fit Billot, je nie. — À cause des privilèges, n’est-ce pas ? — Pardieu ! — Attendez. — Oh ! j’attends. — Eh bien ! je vous certifie, Billot, que d’ici à trois jours l’homme le plus privilégié qui soit en France sera l’homme qui ne possédera rien. — Alors, ce sera moi, dit gravement Pitou. — Eh bien ! oui, ce sera toi. — Comment cela ? fit le fermier.