Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/373

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Écoutez, Billot : ces nobles et ces ecclésiastiques que vous accusez d’égoïsme, les voilà qui commencent à être pris de cette fièvre de patriotisme qui va faire le tour de la France. En ce moment, ils s’assemblent comme les moutons au bord du fossé, ils délibèrent ; le plus hardi va sauter, après-demain, demain, ce soir peut-être, et, après lui, tous sauteront. — Qu’est-ce à dire, monsieur Gilbert ? — C’est-à-dire que faisant l’abandon de leurs prérogatives, seigneurs féodaux, ils lâcheront leurs paysans ; seigneurs terriens, leurs fermages et leurs redevances ; nobles à colombiers, leurs pigeons. — Oh ! oh ! fit Pitou stupéfait, vous croyez qu’ils lâcheront tout cela ? — Oh ! s’écria Billot illuminé, mais c’est la liberté splendide, cela. — Eh bien ! après, quand nous serons tous libres, que ferons-nous ? — Dam ! fit Billot un peu embarrassé, ce que nous ferons ? on verra. — Ah ! voilà le mot suprême ! s’écria Gilbert. On verra !

Il se leva d’un air sombre, se promena silencieux pendant quelques instants ; puis, revenant au premier, dont il prit la main calleuse avec une sévérité qui ressemblait à de la menace :

— Oui, dit-il, on verra. Oui, nous verrons. Nous verrons tous, toi comme moi, moi comme toi, moi comme lui. Et voilà justement ce à quoi je songeais tout à l’heure, quand tu m’as trouvé ce sang-froid qui t’a tant surpris. — Vous m’effrayez ! le peuple uni, s’embrassant, s’agglomérant pour concourir à la prospérité commune, c’est un sujet qui vous assombrit, monsieur Gilbert ?

Celui-ci haussa les épaules.

— Alors, continua Billot, interrogeant à son tour, que direz-vous de vous-même, si vous doutez aujourd’hui, après avoir tout préparé dans l’ancien monde en donnant la liberté au nouveau ? — Billot, reprit Gilbert, tu viens, sans t’en douter, de prononcer un mot qui est le sens de l’énigme. Ce mot que prononce Lafayette et que nul peut-être, à commencer par lui, ne comprend ; oui, nous avons donné la liberté au Nouveau-Monde. — Nous, Français ! C’est bien beau. — C’est bien beau, mais ce sera bien cher, dit tristement Gilbert. — Bah ! l’argent est dépensé, la carte est payée, dit joyeusement Billot. Un peu d’or, beaucoup de sang, et la dette est acquittée. — Aveugle ! dit Gilbert, aveugle qui ne voit pas dans cette aurore d’Occident le germe de notre ruine à tous, hélas ! Pourquoi les accuserais-je, moi qui ne l’ai pas vue plus qu’eux. Avoir donné la liberté au Nouveau-Monde, Billot, j’en ai bien peur, c’est avoir perdu l’ancien. — Rerum novus nascitur ordo, dit Pitou avec un grand aplomb révolutionnaire. — Silence, enfant, dit Gilbert. — Était-il donc plus malaisé, reprit Billot, de soumettre les Anglais que de calmer les Français ? — Nouveau monde, répéta Gilbert, c’est-à-dire place nette, table rase ; pas de lois, mais pas d’abus ; pas d’idées, mais