Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/380

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sommeil sous son monument ; ce vieillard se fit conduire au parlement, où la question allait être traitée.

Il donnait le bras à son fils Williams Pitt, alors jeune homme de dix-neuf ans, et à son gendre : il était revêtu d’habits somptueux, dérisoire enveloppe de sa mortelle maigreur. Pâle comme un spectre, l’œil à moitié mort sous ses paupières languissantes, il se fit mener à son banc, au banc des comtes, tandis que tous les lords, stupéfaits de l’apparition inattendue, s’inclinaient et admiraient, comme eût pu faire le sénat romain au retour de Tibère déjà mort et oublié.

Il écouta en silence, avec un profond recueillement, le discours de lord Richmond, l’auteur de la proposition, et quand celui-ci eut terminé, Chatam se leva pour répondre.

Alors cet homme mort trouva de la force pour parler trois heures ; il trouva du feu dans son cœur pour allumer l’éclair de ses regards ; il trouva dans son âme des accents qui remuèrent tous les cœurs.

Il est vrai qu’il parlait contre la France, il est vrai qu’il soufflait la haine à ses compatriotes, il est vrai que toutes ses forces et tout son feu,il les avait évoqués pour ruiner et dévorer le pays odieux rival du sien. Il défendit que l’Amérique fût reconnue indépendante, il défendit toute transaction, il cria : La guerre ! la guerre ! Il parla comme Annibal contre Rome, comme Caton contre Carthage. Il déclara que le devoir de tout Anglais loyal était de périr ruiné, plutôt que de souffrir qu’une colonie,une seule, se détachât de la mère patrie.

Il acheva sa péroraison, lança sa dernière menace et tomba foudroyé.

Il n’avait plus rien à faire dans ce monde ; on l’emporta expirant.

Quelques jours après, il était mort.

— Oh ! oh ! firent à la fois Billot et Pitou, quel homme que ce lord Chatam ! — C’était le père du jeune homme de trente ans qui nous occupe, acheva Gilbert. Chatam mourut à soixante-dix ans. Si le fils vit l’âge du père, nous avons encore quarante ans de Williams Pitt à subir. Voilà, père Billot, celui à qui nous avons affaire ; voilà l’homme qui gouverne la Grande-Bretagne, voilà celui qui se souvient des noms de Lameth, de Rochambeau, de Lafayette ; qui sait, à l’heure qu’il est, tous les noms de l’Assemblée nationale ; celui qui a juré une haine à mort à Louis XVI,l’auteur du traité de 1778 ; celui enfin qui ne respirera pas librement tant qu’il y aura en France un fusil chargé et une poche pleine. Commencez-vous à comprendre ? — Je comprends qu’il déteste fort la France. Oui, c’est vrai, mais je ne vois pas encore bien. — Ni moi, dit Pitou. — Eh bien, lisez ces quatre mots.

Et il présenta le papier à Pitou.

— De l’anglais ? fit celui-ci. — Don’t mind the money, dit Gilbert.