Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/399

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plissaient l’air d’harmonie. Aux grilles de Versailles, une foule, pâle, curieuse, sournoisement inquiète, guettait, analysait, commentait et la joie et les airs.

Par bouffées, comme les rafales d’un orage lointain, s’exhalaient par les portes ouvertes, avec les murmures de la gaieté, les vapeurs de la bonne chère.

Il était bien imprudent de faire respirer à ce peuple affamé l’odeur des viandes et du vin, à ce peuple morose, la joie et l’espérance. Le festin continuait cependant sans que rien vint le troubler ; sobres d’abord et pleins de respect sous leur uniforme, les officiers avaient causé bas et bu modérément. Pendant le premier quart d’heure, ce fut bien l’exécution du programme tel qu’il avait été arrêté. Le second service parut.

Monsieur de Lusignan, colonel du régiment de Flandre, se leva et proposa quatre santés : celle du roi, de la reine, du dauphin et de la famille royale.

Quatre exclamations poussées jusqu’aux voûtes, s’en allèrent fugitives frapper l’oreille des tristes spectateurs du dehors.

Un officier se leva. Peut-être était-ce un homme d’esprit et de courage, un homme de bon sens qui prévoyait l’issue de tout ceci, un homme sincèrement attaché à cette famille royale qu’on venait de fêter si bruyamment.

Il comprenait, cet homme, que parmi tous ces toasts on en oubliait un qui se présenterait brutalement lui-même. Il proposa la santé de la nation.

Un long murmure précéda un long cri.

— Non ! non ! répondirent en chœur les assistants. Et la santé de la nation fut repoussée.

Le festin venait de prendre ainsi son véritable sens, le torrent sa véritable pente.

On a dit, on dit encore que celui-là qui venait de proposer ce toast était l’agent provocateur de la manifestation contraire. Quoi qu’il en soit, sa parole eut un fâcheux effet. Oublier la nation, passe encore ; mais l’insulter c’était trop : elle s’en vengea. Comme à partir de ce moment la glace fut rompue, comme au silence réservé succédèrent les cris et les conversations exaltées, la discipline devenait une chimérique pudeur ; on fit entrer les dragons, les grenadiers, les cent-suisses, tout ce qu’il y avait de simples soldats au château. Le vin circula, il remplit dix fois les verres, le dessert apparut, il fut pillé. L’ivresse était générale, les soldats oubliaient qu’ils trinquaient avec leurs officiers. C’était réellement une fête fraternelle.