Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/447

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Billot alors quitta son coin sombre, et vint à Gilbert. Il n’entendait plus les cris du comte qui lui avaient déchiré le cœur.

— Hélas! hélas ! monsieur Gilbert, dit-il, voilà donc décidément ce que c’est que la guerre civile, et ce que vous m’aviez prédit arrive ; seulement la chose arrive plus vite que je ne croyais, et que vous ne croyiez vous-même. J’ai vu ces scélérats égorger de malhonnêtes gens, voilà que je vois ces scélérats égorger d’honnêtes gens. J’ai vu massacrer Flesselles, j’ai vu massacrer monsieur de Launay, j’ai vu massacrer Foulon, j’ai vu massacrer Berthier ; j’ai frémi de tous mes membres, et j’ai eu horreur des autres ! et pourtant les hommes qu’on tuait là n’étaient que des misérables. C’est alors, monsieur Gilbert que vous m’avez prédit qu’un jour viendrait où l’on tuerait les honnêtes gens. On a tué monsieur le baron de Charny, je ne frémis plus, je pleure ; je n’ai plus horreur des autres, j’ai peur de moi-même. — Billot ! fit Gilbert. Mais sans écouter, Billot continua :

— Voilà un pauvre jeune homme qu’on a assassine, monsieur Gilbert ; c’était un soldat, il a combattu ; lui n’assassinait pas, mais il a été assassiné.

Billot poussa un soupir qui semblait sortir du plus profond de ses entrailles.

— Ah ! dit-il, ce malheureux, je le connaissais enfant, je le voyais passer allant de Boursonne à Villers-Cotterets sur son petit cheval gris. Il apportait du pain aux pauvres de la part de sa mère. C’était un bel enfant au teint blanc et rose, avec de grands yeux bleus ; il riait toujours. Eh bien ! c’est étrange ; depuis que je l’ai vu là, étendu, sanglant, défiguré, ce n’est plus un cadavre que je revois, c’est toujours l’enfant souriant, qui tient au bras gauche un panier, et sa bourse de la main droite. Ah ! monsieur Gilbert, en vérité, je crois que c’est assez comme cela, et je n’ai plus envie d’en voir davantage, car vous me l’avez prédit, nous en arriverons à ce que je vous voie aussi mourir, vous, et alors…

Gilbert secoua doucement la tête.

-Billot, dit-il, sois calme, mon heure n’est pas encore venue. — Soit ; mais la mienne est arrivée, docteur. J’ai là-bas des moissons qui ont pourri, des terres qui restent en friche ; une famille que j’aime, que j’aime dix fois plus encore en voyant ce cadavre que pleure sa famille.

— Que voulez-vous dire, mon cher Billot ? Supposez-vous par hasard que je vais m’apitoyer sur vous ? — Oh ! non, répondit naïvement Billot ; mais comme je souffre, je me plains, et comme se plaindre ne mène à rien, je compte m’aider et me soulager à ma façon. — C’est-à-dire que… ? — C’est-à-dire que j’ai envie de retourner à la ferme, monsieur