Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/496

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Le sceptique Boniface, qui était à vingt pas de là, en fut frappé, et revint humblement dire à Pitou :

— Il ne faut pas nous en vouloir, Pitou, si nous ne connaissons pas la liberté aussi bien que toi. — Ce n’est pas la liberté, dit Pitou, ce sont les droits de l’homme.

Autre coup de massue avec lequel Pitou terrassa une seconde fois l’auditoire.

— Décidément, Pitou, dit Boniface, tu es un savant, et nous te rendons hommage.

Pitou s’inclina.

— Oui, dit-il, l’éducation et l’expérience m’ont placé au-dessus de vous, et si tout à l’heure je vous ai parlé un peu durement, c’est par amitié pour vous.

Les applaudissements éclatèrent. Pitou vit qu’il pouvait se lancer.

— Vous venez de parler de travail, dit-il ; mais savez-vous ce que c’est que le travail ? Pour vous, le travail consiste à fendre du bois, à couper la moisson, à ramasser de la faîne, à lier des gerbes, à mettre des pierres et à les consolider avec du ciment… Voilà ce que c’est que le travail pour vous. À votre compte, je ne travaille pas, moi. Eh bien ! vous vous trompez ; à moi seul je travaille plus que vous tous, car je médite votre émancipation, car je rêve à votre liberté, à votre égalité. Un seul de mes moments vaut donc cent de vos journées. Les bœufs qui labourent font tous la même chose ; mais l’homme qui pense surpasse toutes les forces de la matière. À moi seul je vous vaux tous. Voyez monsieur de Lafayette : c’est un homme mince, blond, pas plus grand que Claude Tellier ; il a le nez pointu, de petites jambes, et des bras comme les bâtons de cette chaise ; quant aux mains et aux pieds, ce n’est pas la peine d’en parler : autant vaut n’en pas avoir. Eh bien ! cet homme, il a porté deux mondes sur ses épaules, un de plus qu’Atlas, et ses petites mains, elles ont brisé les fers de l’Amérique et de la France… Or, puisque ses liras ont fait cela, des bras comme des bâtons de chaise, jugez de ce que peuvent faire les miens.

Et Pitou exhiba ses bras noueux comme des troncs de houx.

Et sur ce rapprochement il s’arrêta, certain d’avoir produit, sans rien conclure, un effet immense.

Il l’avait produit.