Page:Dumas - Ange Pitou, 1880.djvu/498

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végétation phénoménale vénéneuse, sortie sans semence d’un terrain où jusqu’alors nul n’avait vu germer aucune mauvaise passion, pas même l’amour-propre, cette mauvaise herbe qui encombre les terrains les plus stériles.

Un cœur ainsi ravagé a besoin d’une bien profonde philosophie pour reprendre son calme habituel.

Pitou fut-il un philosophe, lui qui, le lendemain du jour où il avait éprouvé cette terrible sensation, songeait à aller faire la guerre aux lapins et aux lièvres de monsieur le duc d’Orléans, et le surlendemain à faire les magnifiques harangues que nous avons rapportées ?

Son cœur avait-il la dureté du silex, duquel tout choc tire une étincelle, ou simplement la douce résistance de l’éponge, qui a la faculté d’absorber les larmes et de mollir sans se blesser dans le choc des mésaventures ?

C’est ce que l’avenir nous apprendra. Ne préjugeons pas, racontons.

Après sa visite reçue et ses harangues terminées, Pitou, forcé par son appétit de descendre à des soins inférieurs, fit sa cuisine, et mangea son lapereau en regrettant que ce ne fût pas un lièvre.

En effet, si le lapereau de Pitou eût été un lièvre, Pitou ne l’eût pas mangé, mais vendu.

Ce n’eût pas été une mince affaire. Un lièvre valait, selon sa taille, de dix-huit à vingt-quatre sous, et, quoique possesseur encore des quelques louis donnés par le docteur Gilbert, Pitou qui, sans être avare comme la tante Angélique, tenait de sa mère une bonne dose d’économie, Pitou eût ajouté ces dix-huit sous à son trésor, qui ainsi se fût arrondi au lieu de s’écorner.

Car Pitou se faisait cette réflexion, qu’il n’est pas nécessaire qu’un homme se mette à faire des repas, tantôt de trois livres, tantôt de dix-huit sous. On n’est pas un Lucullus, et Pitou se disait qu’avec les dix-huit sous de son lièvre il eût vécu tout une semaine.

Or, pendant cette semaine, en supposant qu’il eût pris un lièvre le premier jour, il en eût bien pris trois pendant les sept jours, ou plutôt pendant les sept nuits suivantes. En une semaine il eût donc gagné la nourriture d’un mois.

À ce compte, quarante-huit lièvres lui suffisaient pour une année ; tout le reste était du bénéfice net.

Pitou faisait son calcul économique tout en mangeant son lapereau, qui, au lieu de lui rapporter dix-huit sous, lui coûtait un sou de beurre et un sou de lard. Quand aux oignons, il les avait glanés sur le territoire communal.

Après le repas, le feu ou le pas, dit le proverbe. Après le repas,