Page:Dumas - Le Collier de la reine, 1888, tome 1.djvu/40

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sommes pas une cour de justice, et d’ailleurs on ne punit pas l’intention. Voyons, avez-vous pensé à ce que je viens de dire ? et vous, monsieur de Condorcet, avez-vous réellement dans cet anneau un poison que vous voudriez me faire goûter, au nom de votre maîtresse bien-aimée la science ?

— Ma foi ! dit monsieur de Launay en riant et en rougissant, j’avoue que vous avez raison, monsieur le comte, c’était folie. Mais cette folie m’a passé par l’esprit juste au moment même où vous m’accusiez.

— Et moi, dit Condorcet, je ne serai pas moins franc que monsieur de Launay. J’ai songé effectivement que si vous goûtiez de ce que j’ai dans ma bague, je ne donnerais pas une obole de votre immortalité.

Un cri d’admiration partit de la table à l’instant même. Cet aveu donnait raison, non pas à l’immortalité, mais à la pénétration du comte de Cagliostro.

— Vous voyez bien, dit tranquillement Cagliostro, vous voyez bien que j’ai deviné. Eh bien ! il en est de même de tout ce qui doit arriver. L’habitude de vivre m’a révélé au premier coup d’œil le passé et l’avenir des gens que je vois.

Mon infaillibilité sur ce point est telle, qu’elle s’étend aux animaux, à la matière inerte. Si je monte dans un carrosse, je vois à l’air des chevaux qu’ils s’emporteront, à la mine du cocher qu’il me versera ou m’accrochera ; si je m’embarque sur un navire, je devine que le capitaine sera un ignorant ou un entêté, et que par conséquent il ne pourra ou il ne voudra pas faire la manœuvre nécessaire. J’évite alors le cocher et le capitaine ; je laisse les chevaux comme le navire. Je ne nie pas le hasard, je l’amoindris ; au lieu de lui laisser cent chances comme fait tout le monde, je lui en ôte quatre-vingt-dix-neuf, et je me défie de la centième. Voilà à quoi me sert d’avoir vécu trois mille ans.

— Alors, dit en riant Lapeyrouse au milieu de l’enthousiasme ou du désappointement soulevé par les paroles de Cagliostro, alors, mon cher prophète, vous devriez bien venir avec moi jusqu’aux embarcations qui doivent me