Page:Dumas - Le Comte de Monte-Cristo (1889) Tome 6.djvu/217

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Depuis la mort du petit Édouard, un grand changement s’était fait dans Monte-Cristo. Arrivé au sommet de sa vengeance par la pente lente et tortueuse qu’il avait suivie, il avait vu de l’autre côté de la montagne l’abîme du doute.

Il y avait plus : cette conversation qu’il venait d’avoir avec Mercédès avait éveillé tant de souvenirs dans son cœur, que ces souvenirs eux-mêmes avaient besoin d’être combattus.

Un homme de la trempe du comte ne pouvait flotter longtemps dans cette mélancolie qui peut faire vivre les esprits vulgaires en leur donnant une originalité apparente, mais qui tue les âmes supérieures. Le comte se dit que pour en être presque arrivé à se blâmer lui même, il fallait qu’une erreur se fût glissée dans ses calculs.

— Je regarde mal le passé, dit-il, et ne puis m’être trompé ainsi.

Quoi ! continua-t-il, le but que je m’étais proposé serait un but insensé ! Quoi ! j’aurais fait fausse route depuis dix ans ! Quoi ! une heure aurait suffi pour prouver à l’architecte que l’œuvre de toutes ses espérances était une œuvre, sinon impossible, du moins sacrilège !

Je ne veux pas m’habituer à cette idée, elle me rendrait fou. Ce qui manque à mes raisonnements d’aujourd’hui, c’est l’appréciation exacte du passé, parce que je revois ce passé de l’autre bout de l’horizon. En effet, à mesure qu’on s’avance, le passé, pareil au paysage à travers lequel on marche, s’efface à mesure qu’on s’éloigne. Il m’arrive ce qui arrive aux gens qui se sont blessés en rêve, ils regardent et sentent leur blessure, et ne se souviennent pas de l’avoir reçue.

Allons donc, homme régénéré ; allons, riche extravagant ; allons, dormeur éveillé ; allons, visionnaire tout-puissant ;