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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

demi-heure ; — et, au milieu de tout cela, bavardant, fumant, faisant des armes, montant à cheval, à mulet, à chameau, en tilbury, en droschky, en palanquin, racontant ses voyages, en projetant d’autres, et, d’impalpable, enfin, devenant presque invisible : c’est une flamme, une eau, une fumée comme Protée !

Puis il y a encore une curiosité avec Vernet : c’est qu’il part pour Rome, comme il partirait pour Saint-Germain : pour la Chine, comme il partirait pour Rome. J’ai été six ou sept fois chez lui ; la première fois, il y était : la chose m’a alléché ; la seconde, il était au Caire ; la troisième, à Pétersbourg ; la quatrième, à Constantinople ; la cinquième, à Varsovie ; la sixième, à Alger.

La septième, — c’était avant-hier, — je l’ai trouvé à l’institut, arrivant de courir les chasses de Fontainebleau, et se donnant un jour de repos en blaireautant, d’une manière aussi sûre et aussi fraîche que lorsqu’il avait trente ans, un petit tableau de dix-huit pouces, représentant un Arabe à califourchon sur un âne ayant pour housse une peau de lion encore sanglante, et qui vient d’être enlevée au corps de l’animal. L’âne traverse, insoucieux du terrible fardeau qu’il porte, un ruisseau qu’on entend presque gazouiller sur les cailloux ; l’homme, la tête en l’air, regarde, avec distraction, le ciel bleu qui transparaît à travers les feuilles, et les fleurs aux couleurs ardentes, rampant aux troncs des arbres, et retombant comme des cornets de nacre ou des cocardes de pourpre.

Cet Arabe, Vernet l’a rencontré ainsi, calme et insoucieux sur son âne, venant de tuer et de dépouiller ce lion.

Voici comment la chose était arrivée :

L’Arabe labourait un petit champ voisin d’un bois ; — un bois est toujours un mauvais voisinage en Algérie ; — sa femme était assise à vingt pas de lui, avec son enfant. Tout à coup, la femme poussa un cri… Elle avait un lion à côté d’elle.

L’Arabe s’élança sur son fusil ; mais la femme lui cria :

— Laisse-moi faire !