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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Je me trompe, ce n’est point la femme, c’est la mère qui lui cria cela.

Il laissa faire la mère. Celle-ci prit son enfant, le mit entre ses jambes, et, se tournant vers le lion :

— Ah ! lâche ! lui dit-elle en lui montrant le poing, tu viens attaquer une femme et un enfant sans défense ! Tu crois me faire peur ; mais je te connais. Va donc attaquer un peu mon mari, qui est là-bas, et qui a un fusil… Vas-y donc ! mais tu n’oses pas ; tu es un misérable, et c’est toi qui as peur ! Va-t’en, chacal ! va-t’en, loup ! va-t’en, hyène ! Tu as pris la peau d’un lion, mais tu n’es pas un lion !

Le lion s’était retiré.

Par malheur, en se retirant, il avait rencontré la mère de l’Arabe, qui lui apportait son dîner. Il s’était jeté sur la vieille femme, et avait commencé de la manger.

Aux cris de sa mère, l’Arabe était accouru avec son fusil, et, tandis que le lion faisait tranquillement craquer les os et les chairs sous sa dent, il avait introduit le bout du canon de son fusil dans l’oreille de l’animal, et l’avait tué roide.

Au reste, l’Arabe n’en paraissait pas plus triste pour être orphelin, et pas plus ému pour avoir tué un lion.

Vernet me racontait cela, tout en mettant les dernières touches à son tableau, qui doit être fini à cette heure.

Ce n’est point ainsi que travaille Delaroche ; ce n’est point cette vie aventureuse qu’il mène : lui n’a pas trop de temps pour son travail. C’est que, pour Delaroche, le travail est une constante étude, et non pas un jeu. Il n’est pas né peintre comme Vernet ; il n’a pas joué, tout enfant, avec des pinceaux et des crayons ; il a appris à dessiner et à peindre, tandis que Vernet n’a rien appris de tout cela.

Delaroche est un homme de cinquante-six ans, aux cheveux plats, autrefois noirs, aujourd’hui grisonnants, au front large et découvert, aux yeux noirs plus intelligents qu’animés, sans barbe ni favoris. Sa taille est moyenne, bien prise, élégante même ; ses mouvements sont lents, sa parole froide ; paroles et mouvements, on le sent très-bien, sont soumis à la réflexion, et, au lieu d’être instantanés