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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

comme chez Vernet, ne viennent en quelque sorte qu’à la suite de la pensée.

Autant la vie de Vernet est turbulente, mouvementée et pareille à la feuille qui, sans résistance, se laisse emporter au premier vent, autant la vie de Delaroche, abandonné à son libre arbitre, serait calme et sédentaire. Chaque fois que Delaroche a fait un voyage, — et Delaroche a peu voyagé, je crois, — c’est qu’une nécessité le forçait de quitter son atelier ; c’est qu’un besoin sérieux, réel, artistique, l’appelait là où il allait. Où il va, il s’arrête, se replante, reprend racine, et a autant de peine à revenir qu’il a eu de peine à aller.

Dans son travail, rien non plus qui ressemble à celui de Vernet.

Vernet sait tous ses bonshommes par cœur, depuis l’aigrette du schako jusqu’au bouton de la guêtre. Il a si souvent vécu sous la tente, que la tente, ses cordages, ses piquets lui sont familiers ; il a tant vu de chevaux, il en a tant monté, et en a tant fait, qu’il connaît tous les harnachements, depuis la rude peau de mouton du Baskir jusqu’à la housse brodée et constellée de pierreries du pacha. Il n’a donc, quelque chose qu’il fasse, presque pas besoin d’études préparatoires. À peine fait-il un croquis à la plume : Constantine lui a coûté une heure de travail ; la Smala, une journée. Ce qu’il ne sait pas, d’ailleurs, il le devine.

Il n’en est point ainsi de Delaroche. Delaroche cherche longtemps, tâtonne beaucoup, compose lentement ; Vernet n’étudie qu’une chose, la localité ; c’est pour cela qu’ayant peint à peu près tous les champs de bataille de l’Europe et de l’Afrique, il est toujours par monts et par vaux, par chemins de fer et par bateaux à vapeur.

Delaroche, au contraire, étudie tout : draperies, vêtements, chair, jour, lumière, demi-teinte ; tous les effets de Delaroche sont cherchés, calculés, préparés ; ceux de Vernet sont trouvés du premier coup. Quand Delaroche rêve un tableau, tout est mis à contribution par lui, la Bibliothèque pour les gravures, les musées pour les tableaux, les magasins de fripiers pour les draperies ; il se fatigue en croquis, s’épuise en ébau-