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un honteux cynisme qui ne tarda pas à le faire mettre au ban de la société. Voulant n’avoir pas l’air de céder, — car son orgueil égale son immoralité, — devant cette réprobation universelle, il réunit alors autour de lui ce qu’Avignon renfermait d’hommes tarés, de créatures sans nom, et, grâce à sa fortune ; qu’il dilapidait avec une sorte de rage furieuse, il lui fut enfin donné de devenir le héros de ce cercle immonde.

Toutefois, ses prodigalités insensées ne tardèrent pas à le réduire à la misère et à le replonger dans l’abandon. À bout de ressources, il rêvait probablement de suicide, lorsque arriva la révolution. Jugez quelle dut être sa joie. Il allait donc enfin pouvoir prendre sa revanche sur cette société qui l’avait, à cause de sa honteuse conduite, chassé de son sein ! Et quelle-revanche !… Inutile d’ajouter que mon cousin devint, le premier avant tout le monde, un enragé patriote. Organisant des émeutes, dirigeant des pillages, haranguant du haut d’une borne la multitude aveuglée, il ne tarda pas à acquérir la prodigieuse popularité dont il jouit et dont il abuse encore aujourd’hui.

Depuis cette époque jusqu’à ce jour, Pistache, quoique ruiné, a trouvé moyen de mener une existence somptueuse. Quelles sont les ressources dont il dispose ? Je veux et je dois l’ignorer.

— Savez-vous bien, mon hôte, qu’après le portrait, — et il me paraît sincère, — que vous venez de tracer de votre cousin, il me sera difficile de me lier avec lui.

— Vous auriez tort de repousser ses avances, me dit vivement M. Marcotte. Les gens les plus honnêtes de la ville sont heureux, lorsque Pistache veut bien leur permettre de toucher sa main.

— Cela ne prouve qu’une chose, c’est que l’honnêteté ne marche pas toujours de pair avec le courage.

Le lendemain de cette conversation avec mon hôte, j’étais accoudé sur ma fenêtre, observant avec tristesse l’aspect more et silencieux que présentait la ville d’Avignon, lorsqu’il me sembla entendre tout à coup retentir les sons lugubres du tocsin.

Je ne me trompais pas ! Bientôt des cris furieux vinrent se mêler aux accents du bronze, et je vis une multitude qui semblait en délire envahir les rues naguère si désertes.

J’allais abandonner mon poste pour me rendre au quartier, lorsqu’un singulier spectacle me retint cloué à ma fenêtre.

Au milieu de la foule, qui hurlait, s’élevait sur une table, que portaient plusieurs sans-culottes sur leurs épaules, une espèce de nain hideux qui, gambadant, criant et gesticulant comme un maniaque, semblait diriger le mouvement. Des cris d’enthousiasme accueillaient ses moindres paroles.

Cet homme était le citoyen Carotte-Pistache, mon nouvel ami !

— Eh bien ! me dit-il en passant devant la fenêtre où je me tenais, et où il me reconnut, tu vois que je ne t’avais pas trompé hier en te promettant pour le lendemain une belle fête ! Viens avec nous ! c’est l’ex-Bon-Dieu des ex-calottins qui paie les frais ! Nous allons joliment rire !

Aussi intrigué que surpris par l’apparition de cette avalanche populaire, je m’empressai d’endosser mon uniforme et de me rendre au quartier, où l’on pouvait avoir besoin de moi. Je trouvai la troupe en tenue de caserne, sans que rien m’annonçât qu’elle dût prendre les armes.

L’adjudant-major, que je rencontrai, m’aborda en riant :

— Eh bien ! cher collègue, me dit-il, que pensez-vous de la fête ?

— J’ignore de quelle fête vous voulez parler ! Quant à moi, ce que j’ai vu jusqu’à présent ressemble à s’y méprendre à une émeute où à une révolte !

— Vous vous êtes grossièrement trompé ! C’est le peuple qui célèbre la fête de la Raison !

— Avec des hurlements furieux et des trépignements dignes de fous ? Permettez-moi de vous avouer que je ne comprends rien à ce que vous me dites.

— Eh ! oui, on détruit les honteux et ridicules hochets avec lesquels le clergé s’est si longtemps joué de la crédulité et de la bonne foi de nos pères : en un mot, on pille les églises.

— Ah ! c’est là ce que vous appelez la fête de la Raison, vous !

— Mettez, si vous le voulez, le triomphe de la philosophie sur les préjugés ! Cela revient au même. Voulez-vous m’accompagner ?

— Merci, j’ai quelques affaires à terminer, Je vous rejoindrai plus tard.

L’adjudant-major craignant sans doute de perdre un des détails de la belle cérémonie qui allait s’accomplir, d’après les ordres et sous la direction du citoyen Pistache-Carotte, s’empressa de me quitter pour y courir.

Je me disposais à retourner chez moi, lorsque j’aperçus Anselme qui débouchait à l’extrémité de la rue. En me voyant, il accourut à moi.

— Tu sais, Alexis, que je suis un bon républicain, me dit-il vivement ; eh bien ! parole d’honneur ! je regrette que tous ces porteurs de carmagnole n’aient pas une seule tête pour qu’il me soit permis de l’écraser d’un seul coup de poing ! Tu n’ignores pas que je bois, que je jure, que je sais prendre ma part d’une orgie tout comme un autre et que je ne suis pas d’une dévotion exagérée ; eh bien ! je ne puis t’exprimer la rage que j’éprouve en voyant toutes ces brutes féroces, détruire, en poussant des hurlements sauvages, des objets sacrés, que nous sommes habitués, depuis notre plus tendre enfance, à respecter et à vénérer ! Que diable ! puisqu’on n’entend parler que de liberté, on devrait bien laisser au moins aux braves gens telle d’adorer ce qu’ils veulent.

Anselme, en cet endroit de son discours, s’arrêta tout court, et gardant pendant quelques secondes le silence :

— Je ne conçois pas que j’aie pu parler aussi longtemps que je viens de le faire, reprit-il, cela ne m’est encore jamais arrivé ! Il faut que mon indignation soit bien grande !… Je ne puis t’exprimer le plaisir que j’éprouverais en ce moment-ci, à pouvoir assommer quelqu’un !… Viens-tu avec moi ?

— Où veux-tu aller, Anselme ?

— Chercher, avec une querelle, l’homme qui doit calmer mes nerfs !

— C’est-à-dire l’inconnu que tu désires assommer !

— Au fait, et en y réfléchissant, il vaut mieux que tu ne m’accompagnes pas. D’abord parce que tu dois ne pas compromettre ton épaulette par quelque mauvaise affaire… ensuite…

— Crois-tu donc que sachant à présent tes intentions belliqueuses, je consentirai à t’abandonner… Ce n’ust pas là ce que nous nous sommes promis ! Allons, viens, je te suis !

Comme Anselme eût agi de même envers moi, en pareille circonstance, il trouva ma résolution toute naturelle, et ne songea pas à la combattre.

Toutefois, pendant le trajet, il me répéta à plusieurs reprises, qu’il ferait tout son possible pour contenir son indignation et pour nie point traduire en action sa colère.

Après cinq minutes de marche nous fûmes arrêtés par une foule compacte qui encombrait les abords d’une église mise au pillage. Anselme, grâce à la remarquable puissance musculaire et à l’incroyable sang-froid dont il était doué, ne songea pas un instant à retourner sur ses pas. Se plaçant devant moi, il se mit à jouer des coudes et des épaules avec