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une telle énergie, que la foule s’ouvrit aussitôt devant nous et nous livra un passage. Nous pénétrâmes bientôt dans l’enceinte sacrée.

Hélas ! jamais je n’oublierai le hideux et ignoble spectacle qui s’offrit alors à mes yeux.

Que l’on se figure des énergumènes en haillons et pris de boisson qui, le blasphème à la bouche et l’ivresse dans les yeux, se ruaient avec une fureur sacrilége contre l’autel, arrachaient et foulaient aux pieds, en poussant des cris rauques de triomphe, les ornements sacrés qui le décoraient, et braillaient en chœur le funèbre Ça ira, ce chant d’assassins qui a accompagné l’agonie de tant de victimes !

D’autres sans-culottes, armés de haches et porteurs d’échelles, arrachaient et précipitaient sur le sol les statues mutilées des saints nichés autour de l’église.

Quelques-uns, enfin, s’amusaient à briser à coups de pierre les vitraux peints des fenêtres en ogives !

C’était un bruit, un tumulte, une confusion sans nom, quelque chose de hideux et que l’on ne peut décrire.

— Voilà ce qu’on appelle la fête de la Raison, me dit Anselme.

Je demande à présent au lecteur la permission de passer sous silence les divers épisodes dont je fus témoin. À quoi bon montrer ces misérables, qui, grotesquement affublés de costumes sacerdotaux, parodiaient, assis dans un confessionnal dont ils avaient arraché la porte, une de ces scènes si intimes et si solennelles, où l’homme s’humilie en reconnaissant ses fautes, et se relève absous et purifié par le pardon ! À quoi bon, dis-je, retracer toutes ces infamies, tus ces sacriléges ? Il y a de ces horribles tableaux que la plume se refuse à reproduire !

Nous allions nous retirer lorsqu’un sans-culotte dont le costume ou, pour être plus exact, l’absence de costume justifiait certes la qualité, s’arrêta devant nous en brandissant un crucifix, et nous empêchant de passer, nous força d’entendre un de ces discours inouïs que l’ignorance la plus profonde ; unie au dévergondage le plus effréné, rend si communs de nos jours.

— Vive la liberté, la guillotine et la fraternité ! dit-il en terminant, et en s’adressant particulièrement à Anselme. Embrassons-nous, citoyen !

Le sans-culotte, en parlant ainsi, voulut jeter ses bras autour du col de mon compagnon pour lui donner l’accolade ; mais Anselme, le repoussant avec une douceur et une modération qui m’étonnèrent :

— Je t’ai écouté sans t’interrompre, citoyen, lui dit-il tranquillement, parce qu’il pouvait se faire que tu eusses quelque chose de sérieux et de sensé à me demander ou à m’apprendre. Tu n’as donc pas à te plaindre de moi. Quant à t’embrasser, comme je ne vois pas de quelle utilité cela serait ni pour toi ni pour moi, et que tu es affreusement malpropre, tu me permettras de refuser tout net et de continuer mon chemin.

— Tu es donc un aristocrate ? s’écria le sans-culotte furieux.

— Pas le moins du monde ! Mais on n’a pas besoin que je sache, d’être un aristocrate pour refuser de se salir au contact d’une outre de vin recouverte de boue !

— C’est comme ça que tu traites le peuple, canaille ? Prends garde ; si tu refuses de fraterniser avec moi, je te ferai accrocher à la lanterne !

— Il n’y a rien à répondre à cet argument fraternel, dit Anselme avec un air de soumission que je ne pus m’expliquer. Embrassons-nous donc puisque tu l’exiges !

Mon camarade, en parlant ainsi, tendit les bras au sans-culotte, qui, ravi d’avoir forcé un militaire à lui obéir, s’y précipita en criant : Vive la liberté !

— Prends donc garde ! tu m’étoufes !… murmura d’une voix étouffée, après une étreinte de quelques secondes, le sans-culotte, dont le visage était devenu cramoisi.

— Chacun a sa manière d’embrasser, répondit Anselme, soi je mets de la conscience dans tout ce que je fais.

Quoique pas un muscle ne bougeât dans la physionomie d’Anselme, je compris toutefois, à l’éclair de son regard, qu’une immense colère grondait en lui ; j’eus peur !

— Voyons, camarade, dis-je en lui frappant doucement sur le bras, laisse là cet ivrogne, et viens avec moi : il me tarde de me retrouver hors de cette église.

Anselme ne me répondit pas. Au reste, à ses yeux brillants et fixes, je compris qu’il avait complètement oublié ma présence ; que le fureur seule absorbait toutes ses facultés.

Alors se passa une scène que, dussé-je vivre cent ans, je n’oublierai jamais, quoiqu’elle ne dura pas cependant plus de cinq à six secondes.

Anselme, les sourcils contractés, les narines gonflées, la lèvre supérieure relevée, sortit enfin de son immobilité de statue.

Par un geste lent, mais qui laissait deviner une force terrible, il serra le corps du sans-culotte contre sa poitrine ; puis l’élevant en l’air, il ouvrit tout à coup les bras et laissa retomber un cadavre inerte sur le sol !

Quant à moi, il me sembla lors de cette suprême étreinte, entendre comme un bruit d’os brisés ! Je ne puis exprimer l’émotion que je ressentis !

— Allons, cher ami, partons, à présent, me dit alors Anselme du ton le plus paisible, mes nerfs vont beaucoup mieux !

Comme les trois quarts au moins des gens qui avaient envahi l’église étaient en proie à une ivresse complète, qu’un tohu-bohu sans nom régnait, je l’ai déjà dit, depuis l’autel jusqu’à la porte de sortie, personne ne fit la moindre attention à la chute du sans-culotte, et nous nous retirâmes sans être inquiétés.

— Vraiment, Anselme, disais-je un peu plus tard à mon compagnon, il me semble que tu as tué cet homme !…

— Je l’ignore, cher ami. J’ai serré le plus fort que j’ai pu, voilà tout ! Pourtant, à ne rien te cacher, j’ai cru sentir passer comme un léger souffle sur mon visage ! Oui, en y réfléchissant, le sans-culotte pourrait bien avoir rendu le dernier soupir ! Eh bien ! franchement, si cela est, j’en suis ravi. Pourquoi diable voulait-il me faire accrocher à la lanterne ?

Deux heures après cette conversation, une nouvelle scène de désordre mettait la ville entière en rumeur. Tous les gens qui avaient pillé les églises ayant apporté sur la grande place d’Avignon les produits de leurs dévastations, en avaient construit un immense bûcher, auquel on devait, la nuit venue, mettre le feu !

En effet, à peine l’obscurité eut-elle remplacé le jour, qu’une grande clameur de joie retentit : c’était l’auto-da-fé qui commençait.

Des retardataires qui arrivaient à chaque instant, chargés de butin, étaient accueillis avec enthousiasme par la foule, et entretenaient, en l’alimentant avec ces nouvelles dépouilles, la violence du feu.

De même que je n’ai pas voulu tout à l’heure, en rapportant le pillage de l’église, retracer tous les épisodes dont je fus témoin, de même je demanderai encore cette fois la permission de passer sous silence les excès qui signalèrent la fin de cette journée.

Il me serait pénible de rapporter les horribles plaisanteries que j’entendis pendant cette affreuse cérémonie : le lecteur les devinera aisément.

Anselme, qui depuis son épisode du baiser était redevenu