Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/268

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auxquelles elle sera particulièrement portée à attribuer sa grossesse, se trouvent, au tout premier rang, les aliments qu’elle vient de prendre. Si elle a mangé récemment de l’émou ou de l’igname, elle ne mettra pas en doute qu’un émou ou qu’une igname a pris naissance en elle et s’y développe. Dans ces conditions, on s’explique que l’enfant, à son tour, soit considéré comme une sorte d’igname ou d’émou ; qu’il se regarde lui-même comme un congénère des animaux ou des plantes de la même espèce, qu’il leur témoigne de la sympathie et des égards, qu’il s’interdise d’en manger, etc.[1]. Dès lors, le totémisme existe dans ses traits essentiels : c’est la notion que l’indigène se fait de la génération qui lui aurait donné naissance, et c’est pourquoi Frazer appelle conceptionnel le totémisme primitif.

C’est de ce type originel que toutes les autres formes de totémisme seraient dérivées. « Que plusieurs femmes, l’une après l’autre, perçoivent les signes prémonitoires de la maternité en un même lieu et dans les mêmes circonstances, cet endroit sera regardé comme hanté par des esprits d’une sorte particulière ; et ainsi, avec le temps, la région sera dotée de centres totémiques et sera distribuée en districts totémiques. » Voilà comment le totémisme local des Arunta serait né. Pour qu’ensuite les totems se détachent de leur base territoriale, il suffira de concevoir que les âmes ancestrales, au lieu de rester immuablement fixées en un lieu déterminé, puissent se mouvoir librement sur toute la surface du territoire et suivent, dans leurs voyages, les hommes ou les femmes du même

  1. Une idée très voisine avait été déjà exprimée par Haddon dans son Address to the Anthropological section (B.A.A.S., 1902, p. 8 et suiv.). Il suppose que chaque groupe local avait primitivement un aliment qui lui était plus spécialement propre. La plante ou l’animal qui servait ainsi de principale matière à la consommation serait devenu le totem du groupe.
    Toutes ces explications impliquent naturellement que l’interdiction de manger de l’animal totémique n’était pas primitive, et fut, même précédée d’une prescription contraire.