Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/289

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On peut d’ailleurs expliquer pourquoi, en Australie, l’idée de mana ne pouvait pas atteindre le degré d’abstraction et de généralité auquel elle est parvenue dans des sociétés plus avancées. Ce n’est pas seulement à cause de l’insuffisante aptitude que peut avoir l’Australien à abstraire et à généraliser : mais c’est, avant tout, la nature du milieu social qui imposait ce particularisme. En effet, tant que le totémisme reste à la base de l’organisation cultuelle, le clan garde, dans la société religieuse, une autonomie qui, pour n’être pas absolue, ne laisse pas d’être très accusée. Sans doute, en un sens, on peut dire que chaque groupe totémique n’est qu’une chapelle de l’Église tribale ; mais c’est une chapelle qui jouit d’une large indépendance. Le culte qui s’y célèbre, sans former un tout qui se suffise à soi-même, n’a cependant avec les autres que des rapports extérieurs ; ils se juxtaposent sans se pénétrer ; le totem d’un clan n’est pleinement sacré que pour ce clan. Par suite, le groupe des choses qui sont affectées à chaque clan, et qui en font partie au même titre que les hommes, a la même individualité et la même autonomie. Chacun d’eux est représenté comme irréductible aux groupes similaires, comme séparé d’eux par une solution de continuité, comme constituant une sorte de règne distinct. Dans ces conditions, il ne pouvait pas venir à l’esprit que ces mondes hétérogènes ne fussent que des manifestations variées d’une seule et même force fondamentale ; on devait, au contraire, supposer qu’à chacun d’eux correspondait un mana spécifiquement différent et dont l’action ne pouvait s’étendre au-delà du clan et du cercle de choses qui lui étaient attribuées. La notion d’un mana unique et universel ne pouvait naître qu’à partir du moment où une religion de la tribu se développa par-dessus les cultes de clans