Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/310

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il lui vient du groupe même auquel il s’adresse. Les sentiments qu’il provoque par sa parole reviennent vers lui, mais grossis, amplifiés, et ils renforcent d’autant son sentiment propre. Les énergies passionnelles qu’il soulève retentissent en lui et relèvent son ton vital. Ce n’est plus un simple individu qui parle, c’est un groupe incarné et personnifié.

En dehors de ces états passagers ou intermittents, il en est de plus durables où cette influence roborative de la société se fait sentir avec plus de suite et souvent même avec plus d’éclat. Il y a des périodes historiques où, sous l’influence de quelque grand ébranlement collectif, les inter-actions sociales deviennent beaucoup plus fréquentes et plus actives. Les individus se recherchent, s’assemblent davantage. Il en résulte une effervescence générale, caractéristique des époques révolutionnaires ou créatrices. Or, cette suractivité a pour effet une stimulation générale des forces individuelles. On vit plus et autrement qu’en temps normal. Les changements ne sont pas seulement de nuances et de degrés ; l’homme devient autre. Les passions qui l’agitent sont d’une telle intensité qu’elles ne peuvent se satisfaire que par des actes violents, démesurés : actes d’héroïsme surhumain ou de barbarie sanguinaire. C’est là ce qui explique, par exemple, les croisades[1] et tant de scènes, ou sublimes ou sauvages, de la Révolution française[2]. Sous l’influence de l’exaltation générale, on voit le bourgeois le plus médiocre ou le plus inoffensif se transformer soit en héros soit en bourreau[3]. Et tous ces processus mentaux sont si bien de ceux qui sont à la racine de la religion que les individus eux-mêmes se sont souvent représenté, sous une forme expressément religieuse, la pression à laquelle ils cédaient ainsi. Les croisés croyaient sentir

  1. V. Stoll., op. cit., p. 353 et suiv.
  2. Ibid., p. 619, 635.
  3. Ibid., p. 622 et suiv.