Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/107

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
103
LA NOUVELLE CARTHAGE

pressa de renier ces sympathies déplacées et déclara, non sans rougir, qu’il avait simplement voulu badiner. Des instincts d’irrégulier et de réfractaire couvaient en lui. De là, sans qu’il parvînt à se les expliquer, les postulations sourdes, l’énervante angoisse, le navrement jaloux et apitoyé, à la fois craintif et tendre qui le travaillaient devant le farouche Moulin de pierre, le repaire mais aussi l’asile des êtres asymétriques.

La vie laborieuse et salubre qu’il menait avec de droits et probes gaillards de la trempe de Jan Vingerhout, l’amitié de Vincent et Siska, mais plus encore l’influence balsamique d’Henriette devaient reculer l’éclosion de ces germes morbides. Laurent était devenu le commensal régulier des Tilbak. Une confiance fraternelle ne tarda pas à s’établir entre Henriette et lui. Jamais il ne s’était trouvé plus à l’aise, plus rassuré vis-à-vis d’une personne de l’autre sexe. Il semblait qu’il la connût de longue date. Ils avaient dû grandir ensemble. Le soir Laurent aidait les enfants Pierket et Lusse à écrire leurs devoirs et à étudier leurs leçons. La sœur aînée vaquant aux soins du ménage, allant et venant par la chambre, admirait la science du jeune homme. Après le souper il faisait la lecture à toute la famille ou les instruisait en causant. Henriette l’écoutait avec une ferveur non exempte de malaise. Lorsqu’il parlait des événements de ce monde et de la condition de l’humanité, la jeune fille était bien plus impressionnée par l’exaltation, l’amertume, la fièvre que trahissaient les propos du jeune homme, que par le sens même de ses objurgations. Avec cette seconde vue des aimantes âmes féminines, elle le devinait foncièrement triste et troublé et plus il montrait de sollicitude pour les malheureux et les souffrants, plus elle le chérissait lui-même, plus elle s’absorbait candidement en lui, estimant qu’entre tous les misérables, celui-ci avait le plus grandement besoin de charité.

D’ailleurs, auprès d’elle le cours de ses idées ne tardait pas à reprendre une pente moins tourmentée. Sous la caresse tutélaire de ces grands yeux bleus arrêtés ingénument sur lui, il ne s’apercevait plus que de la quiétude présente, des ambiances loyales et des sourires de la vie. Il cessait de chercher midi à quatorze heures, imposait silence à ses orageuses spéculations.

Autrefois, à la Fabrique, les prunelles de Gina lui injectaient sous le derme une liqueur traîtresse ; il ne se possédait plus, devenait mauvais, rêvait un bouleversement et des représailles, une jacquerie, une révolte servile, après laquelle il se fût attribué, pour part de butin, l’orgueilleuse et méprisante patricienne et lui eût imposé les outrages de son incendiaire