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LA NOUVELLE CARTHAGE

les nuits se passaient, suivant la saison et la température, dans la salle commune de la frugale auberge, cassine en bois goudronné, ou à la belle étoile, sur l’herbe de la Digue.

On y rencontrait une engeance interlope, d’industrieux amphibies que Laurent avait le loisir de détailler : courtauds nomades, estafettes de mercantis, drogmans de mauvais lieux, ou, à des échelons inférieurs encore, pilotins réfractaires, garçons de cambuse en congé forcé, rôdeurs de quai, gibier de la correctionnelle, fretin des pénitenciers. Des adolescents imberbes, de dégourdis bouts d’hommes, noctambules comme des matous, insinuants comme des filles : asticots des pêcheries en eau trouble.

— N’ayez peur, Monsieur Laurent, disait Tilbak, se méprenant sur la stupeur de Laurent devant ce bivac d’insoumis.

À la vérité Paridael célait une curiosité plus que partiale, sous une contrainte et une répugnance assez plausibles. Ils chiquaient, pipaient, sifflaient le rogomme, poissaient des cartes, se portaient des gageures incongrues et mêlaient à leur pituiteux argot flamand des éructations de slang. Le lucre, la ruse, la colère et le vice chiffonnaient les frimousses jolies à la pénombre des larges visières marines et des bérets, et la lumière rembrandtesque du bouge, le fuyant clair de lune, le petit jour cuivreux du dehors, un petit jour de guillotinade, leur prêtaient une équivoque de plus.

Le brave Tilbak, qu’ils respectaient au point de céder le passage à son client, leur gardait rancune depuis sa vie de matelot.

— En voilà qui s’entendent à gruger les gens de mer ! disait-il. Ah ! ce qu’ils m’ont fait sacrer, ces gouins-là ! Les tentations, les boniments, qu’il m’a fallu subir, lorsqu’ils s’abattaient sur le pont comme une nuée de poissons volants. Heureusement j’avais l’âme trop férue de Siska pour me laisser prendre à leurs amorces. Ils en étaient pour leurs distributions de prix-courants et d’échantillons. Je n’aurais eu garde de leur engager mon prêt, ma chair et mon salut. Mais c’est égal, j’étais content de mettre le pied sur le plancher des vaches, pour échapper à leurs hameçons. Je vous le dis, Monsieur Laurent, ces runners sont les vrais suppôts des sept péchés capitaux !…

Vincent Tilbak aurait dû remarquer que loin de partager son animadversion, Laurent scrutait les jeunes runners avec une complaisance indue.

Un jour il laissa même entendre à son mentor les affinités qu’il se découvrait pour semblables délinquants.

À cette ouverture la physionomie de l’honnête Tilbak exprima une si touchante consternation que l’étourdi s’em-