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LA NOUVELLE CARTHAGE

recommandation et contrôler leurs billets de vote. Des groupes se formaient devant les portes des bureaux. On lisait les affiches encore humides, où l’un ou l’autre des candidats dénonçait une « manœuvre de la dernière heure » de ses adversaires et lançait une suprême proclamation, laconique et à l’emporte-pièce. Presque tous ces manifestes commençaient par « Électeurs, on vous trompe ». Des marchands aboyaient les journaux fraîchement parus. De chaque côté de la porte se tenait un voyou, porteur d’un écriteau engageant à voter pour l’une ou l’autre liste. De groupe en groupe, de cocarde bleue à rosette orange, s’échangeaient des regards de défi ; des gens généralement inoffensifs prenaient un air terrible, et des mains tourmentaient fiévreusement le pommeau de leurs cannes. On causait beaucoup, mais à voix basse, comme des conspirateurs.

Cependant, chaque bureau étant pourvu d’un président et de deux « scrutateurs », les opérations de vote commençaient. À l’appel de leurs noms, dans l’ordre alphabétique, les votants se frayaient un passage à travers l’attroupement, passaient derrière une cloison, se présentaient devant les trois hommes graves. Ceux-ci siégeaient derrière la table, recouverte du traditionnel tapis vert et supportant une vilaine caisse noire et cubique, pompeusement qualifiée d’urne. L’électeur promenait un instant sous le nez soupçonneux et binoclé du président, son bulletin plié en quatre et timbré aux armes de la ville, et le laissait choir dans l’urne fendue comme un tronc, une tirelire ou une boîte à lettres. Il y en avait que cette simple action impressionnait terriblement ; ils perdaient contenance, laissaient tomber leur canne, se confondaient en salamalecs et s’obstinaient à vouloir loger leur papier dans l’encrier du scrutateur.

À la cloison, du côté de la salle d’attente, s’étalaient les listes électorales ; des myopes s’y collaient le nez et des doigts sales s’y promenaient comme sur l’horaire affiché dans les gares. Il puait le chien mouillé et le bout de cigare éteint, dans cette salle de classe où traînaient aussi des relents d’écoliers pauvres et de cuistres mangeurs de charcuterie.

Il y avait des abstentions. Des « jeunes gardes » des deux partis, de faction à l’entrée, reconnaissaient leurs hommes et envoyaient des voitures prendre, en prévision du contre-appel, les manquants de leur bord. La kyrielle des noms, la procession des votants se déroulaient lamentable. Des incidents en relevaient de loin en loin la monotonie. Un quidam omis ou rayé se fâchait ; des homonymes se présentaient l’un pour l’autre ; on persistait à appeler des morts qu’on aurait absolu-