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LA NOUVELLE CARTHAGE

Rien d’écœurant comme ces tartines humanitaires, collections de lieux communs dignes des pires gazettes départementales, ramassis de clichés, aphorismes creux, mots redondants et sans ressort, rhétorique si basse et si déclamatoire que les mots mêmes semblent refuser de couvrir plus longtemps ces mensonges et ces saletés.

L’avant-veille du scrutin, il y eut un grand meeting aux Variétés, immense salle de danse où les parades politiques alternaient avec les mascarades des jours gras.

Pour la première fois depuis des années qu’il régalait les gobets et ses créatures de harangues doctrinaires prononcées toujours de la même voix nasarde et monocorde, Béjard y fut hué d’importance, on ne le laissa même pas achever.

La salle houleuse, électrisée par une copieuse philippique de Bergmans, se porta comme une terrible marée à l’assaut du bureau, sur l’estrade, en passant par dessus la cage de l’orchestre, renversa la table, foula aux pieds et mit en loques le tapis vert, inonda le parquet de l’eau des carafes destinées aux orateurs, fit sonner à coups de bottes la cloche du président et peut s’en fallut qu’on n’écharpât les organisateurs du meeting.

Heureusement, en voyant approcher le cyclone, ces gens prudents avaient battu en retraite, patrons et candidats réunis, et cédé la place au peuple.

Il se leva enfin, le jour des élections, un jour gris d’octobre ! Dès le matin, les tambours de la garde civique battant l’appel des électeurs, la ville s’animait d’une vie extraordinaire qui n’était pas l’activité quotidienne, l’affairement des commis et des commerçants, le camionnage et le trafic. Des électeurs endimanchés sortaient de chez eux, montrant sous le tuyau de poêle la physionomie grave, un peu pincée, de citoyens conscients de leur dignité. Ils gagnaient, le bulletin à la main, d’un pas rapide, les bureaux électoraux : bâtiments d’école, foyers de théâtres et autres édifices publics.

De jeunes gandins, fils de riches, exhibaient à la boutonnière une cocarde bleue, couleur du parti, réquisitionnaient les voitures de place pour charroyer les électeurs impotents, malades ou indifférents. Ils se donnaient de l’importance, consultaient leurs listes, s’abordaient avec des mines mystérieuses, mordillaient le crayon qui allait leur servir à « pointer » les électeurs. Des omnibus étaient allés prendre très tôt dans les bourgades éloignées les électeurs ruraux. Ils rentraient en ville avec leur chargement humain. Ébaubis, rouges, les paysans se groupaient par paroisses ; et des soutanes noires allaient de l’un à l’autre de ces sarraux bleus pour leur faire quelque