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LA NOUVELLE CARTHAGE

le matin, il exhorte au calme et à la résignation tous ceux qui l’approchent : « Nous vaincrons la fois prochaine ! »

Le drapeau bleu flottant au balcon de l’Association nargue et exaspère ses amis. Dans les premiers moments, après la nouvelle de la défaite, la consternation des vaincus a permis aux riches d’arborer impunément leur pavillon.

Tout à coup une poussée se produit. Paridael et ses camarades de la « Jeune Garde des Gueux », travaillant des coudes, sont parvenus jusqu’au Club.

Porté sur les épaules de Jan Vingerhout, Laurent, leste comme un singe, s’aidant des pieds et des mains, s’accrochant à des aspérités chimériques, parvient jusqu’au balcon, l’escalade, empoigne la hampe, essaie de la dégainer, finit par s’y suspendre, en tirant sur l’étoffe : on entend un craquement, le bois se brise…

La foule jette un cri d’anxiété.

Le drapeau est conquis, mais le hardi conquérant s’abat dans le vide avec son trophée. Il se serait rompu le cou sur le pavé si le vigilant et solide Vingerhout n’eût été là. Notre hercule reçoit son ami dans ses bras, sans fléchir sur ses jarrets, comme il attraperait à la volée une balle de riz ou un sac de céréales. Puis il le dépose tranquillement à terre avec un juron approbateur. Le jeune gars, remis sur ses jambes, agite son drapeau au-dessus des têtes. D’orageuses acclamations éclatent et se prolongent. Des agents de police tentent de prendre Laurent au collet. Des centaines de mains, à commencer par la poigne de Vingerhout, le dégagent, bousculent les policiers et les réduisent à l’impuissance.

Les jeunes gens prennent la tête d’une colonne immense qui s’ébranle après trois bordées de sifflets envoyées au balcon dégarni, en chantant à pleins poumons l’Hymne des Gueux, composé par Vyvéloy ou bien ce refrain improvisé en l’honneur de leur chef :

Leven onzen Door en hij mag er wezen !
Leven onzen Door en hij raag er zijn !

Mais au loin, une musique entonne l’air du parti des riches. D’où peut partir ce défi ? Un frisson électrique parcourt l’immense cortège.

Sus aux téméraires ! Et de traverser au pas gymnastique la place de Meir.

Au tournant de la place, à l’endroit où elle s’étrangle, les Gueux tombent sur une bande de jeunes manifestants à cocardes bleues, accompagnés d’un orphéon et de torches. Avec une clameur terrible, ils s’abattent sur ces provocateurs.