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LA NOUVELLE CARTHAGE

subitement toute sa pensée est retournée à la femme de l’impopulaire armateur, à sa cousine Gina. Qu’on écharpe et qu’on pende Béjard, il ne s’en soucie guère, qu’on ne laisse plus pierre sur pierre de la maison, et il s’associera volontiers aux démolisseurs, mais il donnerait jusqu’à sa dernière goutte de sang pour épargner une frayeur et une émotion à Mme Béjard !

Ah ! misérable, comment n’a-t-il pas prévu plus tôt ce danger !

Il appelle Vingerhout à l’aide. Mais ils sont débordés. Impossible d’endiguer la masse des furieux. Il n’y a plus qu’à les suivre, ou mieux à les précéder dans la maison, afin de porter secours à la jeune femme. Laurent saute par une croisée dans le salon. Déjà une nuée de forcenés s’y démènent comme des épileptiques, brisent les bibelots et les meubles, déchirent les rideaux, décrochent les cadres, percent et trouent les coussins, arrachent les tentures et les réduisent en charpie, jettent les débris dans la rue, saccagent, dégradent tout ce qui leur tombe sous la main.

Laurent les a devancés dans la pièce voisine ; elle est obscure et déserte. Il pénètre dans un troisième salon : personne ; dans la salle à manger : personne encore ; il fouille l’orangerie, la serre, sans rencontrer âme qui vive.

Cependant les autres le suivent. Fatigués de tout casser, ils voudraient faire son affaire à Béjard ! Laurent se lance dans le vestibule, avise l’escalier, le monte quatre à quatre.

Il atteint le palier du premier étage, pénètre dans les chambres à coucher, dans un cabinet de toilette, inspecte une autre pièce. Personne. Il appelle : « Gina ! Gina ! » Pas l’ombre de Gina. Il continue ses perquisitions, fouille tous les coins, ouvre les placards et les armoires, regarde sous les lits. Toujours rien. Elle n’est pas dans les mansardes, elle n’est pas dans le grenier. En descendant, désespéré, il se cogne aux meneurs qui lui demandent Béjard. Encore un peu ils accuseraient Paridael d’avoir fait échapper son ennemi. Heureusement Vingerhout survient à temps pour l’arracher de leurs mains.

Cependant, au dehors le tumulte augmente. Laurent descend au jardin, visite les écuries, sans plus de succès. Enfin, il se résout à quitter cette maison déserte. Dans la rue, où des centaines de badauds, mêlés aux émeutiers, assistent avec une curiosité béate au sac de cette demeure luxueuse, il apprend par les domestiques de Béjard que leurs maîtres dînent chez Mme Athanase Saint-Fardier. Rassuré, il s’éloigne du théâtre de la saturnale, lorsque des battues furieuses résonnent dans le lointain.