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LA NOUVELLE CARTHAGE

Pourchassés de ce côté, les plus acharnés se résignaient à aller manifester ailleurs.

En tournant le coin d’une rue, Laurent se trouva nez à nez avec Régina. La nouvelle des émeutes venait de surprendre les Béjard à table, et tandis que le mari se rendait à l’hôtel de ville pour se concerter avec ses amis, Gina, malgré les efforts pour la retenir, était sortie seule, curieuse de constater l’impopularité de l’élu.

Laurent la prit par le bras : — Venez, Régina… Vous ne pouvez rentrer chez vous ; votre hôtel est une ruine, la rue même est mauvaise pour vous… Retournez plutôt chez votre père…

Elle vit qu’il portait à la casquette les couleurs des partisans de Bergmans :

— Vous faites cause commune avec eux ; vous étiez de la petite expédition chez moi… Vrai, Laurent, il ne vous manquait plus que cela… C’est du propre !

— Ce n’est pas le moment de récriminer et de me dire des choses désagréables ! fit Paridael avec un aplomb qu’il n’avait jamais eu de la vie en lui parlant. Venez-vous ?

Frappée par son air de résolution, matée, elle se laissa entraîner et prit même son bras… Il la fit monter dans la première voiture qu’ils rencontrèrent, jeta au cocher l’adresse de M. Dobouziez et s’assit en face d’elle, sans qu’elle eut risqué une observation.

— Excusez-moi ! dit-il. Je ne vous quitterai que lorsque je vous saurai en lieu sûr.

Elle ne répondit pas. Ils ne desserrèrent plus les dents.

Les genoux de Laurent frôlaient ceux de la jeune femme ; leurs pieds se rencontrèrent, elle se retirait avec des soubresauts effarouchés et se rencoignait dans le fond de la voiture ou affectait de regarder par la portière. Laurent retenait sa respiration pour mieux écouter la sienne ; il aurait voulu que ce trajet durât toujours… Tous deux songeaient à la dernière fois qu’ils s’étaient rencontrés. Elle gagnait peur : lui se sentait redevenir l’amoureux d’autrefois.

Ils croisaient des bandes ivres, brandissant des cannes au bout desquelles étaient attachés des lambeaux d’étoffes arrachés aux meubles et aux tentures des hôtels dévastés. À chaque réverbère, Laurent avait la rapide vision de la jeune femme. L’alarme qu’il causait à sa cousine le chagrinait atrocement. Il lui serait donc toujours un sujet d’aversion et d’épouvante ! Arrivé à la fabrique, il descendit le premier et lui offrit la main. Elle mit pied à terre sans son aide et lui dit, par politesse : « Vous n’entrez pas ? »