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LA NOUVELLE CARTHAGE

se détacher facilement, profiter de la jeunesse et du sourire des occasions ; fermer les yeux aux choses tristes ou maussades, à la bonne heure. Voyez-les à ce dîner, appétissantes, décolletées, la chair heureuse, rire et bruire comme des plantes vivaces aux souffles conquérants de l’été ; piailler, caqueter, agacer leurs voisins et se lancer, par moments, d’un côté à l’autre de la table, des regards de connivence. Bien naïve leur amie Gina d’héberger des diables bleus et des papillons noirs !

Mme Béjard, souffrant d’une migraine atroce, préside, avec un tact irréprochable, ce dîner qui n’en finit pas.

Combien elle voudrait relever les vilenies dont, pour flatter le maître de la maison, ses familiers, Dupoissy en tête, saupoudrent la renommée de Bergmans.

— Oh très drôle, très fin… Avez-vous entendu ?

Et le Sedanais s’empresse de répéter, à mots discrets, à Gina la petite malpropreté. Si elle n’y applaudit pas, du moins lui faut-il approuver du sourire, d’une flexion de tête.

Béjard s’essaie à son rôle nouveau. Il disserte et papote à l’envi avec ses collègues, jargonne comme eux, rapports, enquêtes, commissions, budgets.

M. Dobouziez parle encore moins que d’habitude : savoir sa fille malheureuse, l’a vieilli, et elle a beau faire bonne figure et affecter du contentement, il l’aime trop pour ne pas deviner ce qu’elle lui cache. Veuf depuis un an, ses cheveux ont blanchi, sa poitrine ne se bombe plus si fièrement qu’autrefois, et son chef autoritaire s’incline. Il faut croire que quelques-uns de ses problèmes sont restés sans solution ou que l’algébriste a trouvé des résultats incompatibles ?

Au dessert, on prie Mme la représentante de chanter. Régina a encore sa belle voix, cette voix puissante et souple de la soirée d’Hemixem, mais enrichie aussi de cette expression, de cette mélancolie, de ce charme de maturité qu’a revêtu sa physionomie autrefois trop sereine. Et ce n’est plus la valse capricante de Roméo qu’elle gazouille aujourd’hui, c’est une mélodie large et passionnée de Schubert, l’Adieu.

Assis dans un coin, à l’écart, M. Dobouziez est suspendu aux lèvres de sa fille, lorsqu’une main se pose sur son épaule. Il sursaute. Et Béjard, à mi-voix :

— Passons un moment dans mon cabinet, beau-père, j’ai un mot à vous dire…

L’industriel, un peu désappointé d’être arraché à une des seules distractions qui lui restent encore, suit son gendre, frappé par l’étrange intonation de la voix du député.